Retour de Paris, le train est bondé, 17h16. Je trouve une place très inconfortable entre deux hommes, nous sommes serrés. Une, puis deux stations, le train se vide, je me déplace sur la banquette d’en face. L’homme contre la fenêtre est en habits d’ouvrier, chaussures de sécurité, combinaison faite d’un rude tissu très usé aux genoux. Il a parlé quelques secondes au téléphone, une langue dont je n’ai pas pu identifier l’origine. Peut-être un pays de l’Est. Il n’est pas rasé depuis plusieurs jours, une barbe juvénile.
Il a l’air épuisé, il s’endort très rapidement, la tête en arrière. Mon appareil photographique est sur mes genoux, un 50mm Zeiss, très bel objectif, les Zeiss sont de très beaux objectifs pour la plupart, je les ai choisis avec soin. Je fais mine de viser au dessus de lui. Pas de mesure de lumière possible avec mon pose-mètre qui est dans mon sac, la cellule de l’appareil sera assurément perdue avec le contrejour, la lumière vive sur le dossier de la banquette juste à côté de sa tête qui sera dans l’ombre.
Je vise le ciel bleu, derrière, je veux un arrière plan lisible, lui sera un peu sombre, mais il est dans l’ombre, ça ne fait rien. Il dort parce qu’il est dans l’ombre et que le soleil un peu fort en ce début de printemps ne l’éblouit pas. Compensation d’exposition +2 IL, c’est une mesure que les photoreporterres connaissaient quand ils étaient sur le terrain du temps de l’argentique. La pratique se perd, quel dommage, c’est tellement pratique. C’est empirique, mais la marge d’erreur est si faible que la mesure est presque toujours bonne. je déplace rapidement mon objectif vers lui, mise au point manuelle sur l’œil, un déclenchement, je rabaisse l’appareil photographie, personne ne m’a vu.
Sensation d’épuisement profond, il a lutté contre la fatigue, la fatigue physique que je n’ai jamais connue dans mon métier. Plusieurs fois, cependant, je me suis endormi sur cette ligne, en revenant des cours à l’université, tard le soir, après une longue journée. Quelques fois, j’ai loupé l’arrêt, profondément endormi. J’arrive à ma destination, est-ce que je le réveille ?
Il ouvre un œil, regarde le panneau de la ville, remonte la fermeture de sa combinaison de travail, et se rendort.