Le général baron Pelet

Ce que j’aime, dans mes pratiques artistiques, c’est la rencontre, improbable. La musique m’a permis d’aller à Venise, à Barcelone, Lisbonne, Dublin… de rencontrer de merveilleux musiciens, un cantonnier en Seine-et-Marne, des chercheurs. Un éboueur est devenu un de mes copains suite à une photographie. Et ce week-end, j’ai rencontré une lavandière, un canonnier, des vivandières, l’état-major de l’armée du nord, le Prince Poniatowski, Eugène de Beauharnais, le général Baron Pelet, général d’empire, créateur des cartes d’état-major…

Week-end de reconstitution historique, à Villenoy, une petite commune proche de chez moi. On m’a invité à photographier le « retour » du Général Jean-Jacques Germain Pelet-Clozeau, dit le Baron Pelet, constructeur de la mairie en 1823. Il fallait que je photographie le samedi, que je développe en typant les photographies le soir, et que j’expose le lendemain matin, sur la façade sud de la mairie ! Une gageure, une expérience formidable.

200 reconstitueurs, costumés en comtes, barons, généraux d’empire, soldats britanniques ! Ils ont dormi trois nuits, pour la plupart, dans le parc de la mairie, reconstituant un bivouac le plus précisément possible : « Regarde l’anneau de l’accroche de la marmite, c’est moi qui l’a fait ! ».

Un cuisinier m’explique la science de l’accroche des marmites au-dessus d’un feu de bois, pas simple, une heure pour faire bouillir de l’eau… Un autre me montre son costume, les incroyables détails. Très vite, je tutoye tout le monde, et je photographie à tout va : « Une photo ? non, pas possible, attends, je mets ma coiffe, je prends ma médaille de vivandière sinon on va croire que je suis une ribaude ! ». Les femmes jouent le jeu du campement, certaines sont en costume militaire, en tambour, en fifre. Un jeune garçon blond tout droit sorti d’un film joue un tambour. Son père a des bacantes extraordinaires ! D’ailleurs, le nombre de barbus, de moustachus est impressionnant ! Tout est fait pour que cela soit historiquement juste. Il faut faire attention aux photographies, les groupes se surveillent les uns les autres, car c’est une organisation nationale et internationale : « Il faut que notre reconstitution soit parfaire, sinon on est critiqué ».

« Viens demain à 7 heures, le lever est impressionnant ».

Et c’est vrai, petit déjeuner au frais, accueil parfait, et levée des couleurs au son des tambours napoléoniens. Les sapeurs qui ouvrent la voie, c’est leur fonction, sont énormes ! Je suis pris dans le jeu.

« Viens, prends une saucisse et des patates » me dit un soldat en train de manger. Un autre, le cantinier, m’invite à m’asseoir. J’ai apporté un hamburger acheté au « food truck » local, très gras. Quelle erreur ! « Prends de la soupe à l’oignon ! ». Délicieuse, je la mange dans une écuelle avec une cuillère centenaire. « Tu sens le sel ? ». Le cantinier est cuisinier, il me dit qu’il n’y en a pas, qu’il n’y en avait pas souvent à l’époque. « Oui, mais tu as mis du lard fumé, ça donne le goût du sel, modérément ! ». Il me répond que j’ai tout compris, et commence, comme d’autres, à se livrer, son handicap, sa douleur… tous me parleront, souvent. Car c’est cela qui m’a le plus surpris, moi le réformé (pas exempté, non, réformé, et je l’ai fait exprès !). Dans ce camp militaire, ce qui compte, c’est la rencontre. Les faux combats se font en riant, les anglais sont là, on parle, j’adore parler anglais. L’un d’entre-eux me montre son fusil d’époque : W.1815. Waterloo 1815 ! Il est ravi. Je lui explique aussitôt que j’ai le même marqué T. 2023, Twickenham 2023 ! Nous rigolons, lui et ses trois compères ont des têtes extraordinaires.

J’ai fait des dizaines de portraits, j’ai rencontré des personnes sympathiques, émouvantes, j’ai fait un pas de côté : « ils sont dingues » a été ma première réaction. J’ai juste rencontré une humanité avec ses qualités immenses et ses défauts. Et j’ai fini par mettre quelques prénoms sur les titres : Roman, polonais, avec qui j’ai parlé de mes copains du nord dont les parents avaient fuit l’armée rouge. J’ai perçu la douleur, je crois, de ces deux femmes qui ne cachaient pas leur accent d’un pays en guerre. Qu’est-ce qu’elles jouent là ? Costumées pour participer à des danses empires ? Qu’est-ce qu’ils jouent tous ?

Et qu’est-ce que j’ai joué, moi, à reconstituer des messes, des motets, des instruments centenaires…