Mohammed

Cliquer sur les images

Mohammed est maçon. Un excellent maçon, méticuleux, soigneux, rigoureux, ne laissant rien passer. « Il est hors de question que je fasse ça comme vous le voulez » m’a-t-il dit un jour en voyant notre portail en ruine. « Il faut tout refaire, c’est trop dangereux, sinon, ce n’est pas du travail ! ». Il a refait notre portail. La terrasse qu’il a carrelée est une réussite ! Nous avons pesté, par moment, contre le lenteur du travail mais le résultat a de loin dépassé nos espérances ! Des lignes parfaites qui épousent la forme complexe de la constructions. Tout cela a pris du temps, plusieurs mois.

Mohammed est musicien. Il est venu en France il y a un peu plus de vingt ans pour faire de la musique, invité à un festival nantais. Il était un excellent percussionniste, jouant de la derbouka, du bendir, des instruments que j’adore. Nous avons eu de longues discussions autour d’un café sur la musique du Maghreb que je ne connais pas très bien. Il est resté en France, et le seul travail pour un algérien, c’était de devenir maçon. Il est maçon, et joue encore de la musique, le week-end, avec la communauté kabyle de la ville où il habite maintenant, quand il ne travaille pas. Car Mohammed est un força du travail, je le vois toujours épuisé. Alors, tous les midis, lui et ses ouvriers avec qui il a développé une relation exigeante mais d’une grande humanité, lorsqu’ils mangeait à l’ombre d’un arbre (c’était agréable pendant les canicules de l’été), nous leur servions un café (le deuxième, il y en avait un aussi à leur arrivée, le matin), surveillant discrètement l’avancée de leur repas, agrémenté d’un carré ou deux de chocolat. J’adore le chocolat avec le café. Régulièrement, nous nous inquiétions de savoir s’ils avaient de l’eau dans la chaleur, nous prenions soin d’eux.

En juillet, je lui ai proposé de participer au projet « Notes de joie » à la Maison des artistes de Villenoy, à côté de chez moi, avec ses instruments. Il en a été touché, d’autant plus que sa famille, son épouse et ses trois enfants, pouvaient aussi venir. Difficile cependant de trouver une heure pour les photographier. Il ne s’est libéré qu’à la toute fin du projet, quand je lui ai dit que c’était la dernière limite pour participer. Ils sont venus tous les cinq, c’était drôle, émouvant : « Vous êtes un vrai artiste monsieur Léon, un grand professionnel ! ». Ça me faisait rire moi qui me considère toujours comme un débutant. Ils étaient surpris d’être pris en photographie dans le studio que j’avais installé, de la technique déployée, du temps passé, même si j’ai compris que cela l’ennuyait ; Mohammed devait rejoindre un chantier.

Je lui ai envoyé les photographies par mail, je l’ai invité à l’exposition, mais Mohammed ne regarde pas ses mails, il est parti en vacances, il n’a pas pu se libérer pour voir l’exposition, trop de travail.

Mais il restait deux marches à refaire. Il a tardé, on s’est même demandé s’il allait revenir. Nous n’aurions pas dû. Il avait insisté pour que nous ne réglions pas le solde que nous devions : « ce n’est pas fini, ce n’est pas normal ! ». Il est revenu. Je l’ai appelé : « Je dois vous donner les photographies ! » ; je donne mes photographies aux sujets photographiés à la fin des expositions. Il était gêné, jusqu’à ce qu’il les voit : de belles photographies au format A4, sur des beaux, des très beaux papiers : son épouse, une de mes photographies préférées sur la série, lui, en noir et blanc, sa fille rayonnante, sa famille, drôle, heureuse, son fils aîné… Il a balbutié des remerciements : « Il ne faut pas… non… oh ! qu’elles sont belles… regardez là, Linda, son collier, nos femmes, pendant la guerre… les français… vous êtes trop gentil, non, ce n’est pas possible ». Il bafouillait, stupéfait. Il s’était rendu compte qu’il allait parler de la guerre d’Algérie, et qu’il risquait de me blesser, enfin, de sortir de son rôle d’ombre… nous l’avons encouragé à nous dire le collier : « Ce collier, nos femmes les mettaient pour passer des messages ! non, il faut que je vous donne quelque chose, je ne peux pas accepter… il faut que je regarde chez vous ce que je peux faire… il y a des fentes dans l’escalier de l’entrée ». Mohammed ne supporte pas les fentes avec lesquelles je vis en parfait accord depuis trente ans bientôt. « Je vais dire à Samir de les boucher, non, elles sont trop belles ces photographies, vous êtes quelqu’un de bon… ».

Nous étions stupéfaits de sa réaction, juste des photographies, quelques euros de papier et d’encre, un temps qu’il m’avait offert. Je suis parti rapidement, je devais finir l’installation de la dernière exposition de l’automne, ça tombait bien, ma gorge se serrait.

Mais qu’est-ce que je lui ai offert ? J’ai toujours l’impression que le don est celui que me fait le sujet photographié en acceptant de me donner une part de lui-même. Je l’ai dit et écrit, la photographie me rend heureux du cadeau que me font toutes ces personnes. Alors, ces portraits, c’est mon « contre-don » diraient Marcel Mauss ou René Girard. Peut-être une image de lui-même qu’il ne connaissait pas, ces photographies ? Il s’est vu, lui et sa famille, au centre du monde, un temps.

Pourtant, sa réaction était démesurée, excessive au regard de ce que je lui remettais. « Il ne reçoit jamais de cadeau, on ne lui en fait pas » m’a-t-on dit. Mohammed est kabyle, Mohammed a peur de me parler de la guerre d’Algérie, il a l’habitude de faire attention devant les clients (j’ai honte de certains comportements qu’il m’a racontés). Mohammed fait partie des stigmatisés, de ceux qui portent sur eux les traces honteuses de nos comportements passés, de nos comportements présents : le voile, la abaya et le qamis, les prières, le hamas maintenant dont les horreurs retombent un peu sur lui… des stigmates de ce qu’il n’est pas, lui, l’excellent maçon si gentil et et surtout l’humain si sympathique.

Mohammed s’est peut-être vu regardé comme rarement, la photographie comme une révélation. C’est émouvant, très émouvant, mais peut-être pas très glorieux, pour nous. Il faudra que je le remercie encore.