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Le goût du couscous – Jour 1 : premières lumières

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PREMIÈRES LUMIÈRES

Vite, ouvrir les volets. Nous sommes arrivés à Dar Chioukh vers 4 heures du matin après un voyage en voiture dans une nuit presque noire. Nous avons beaucoup parlé ; j’ai commencé à découvrir les barrages de police nombreux, souvent sans policier : « Nous sommes là, et nous vous regardons peut-être ». Nous passons près de Blida où mon père s’est réfugié en 1941 lorsque les nazis, en France, ont fait tomber son réseau de résistants trop imprudents, trop jeunes pour rester discrets.

Nous avons traversé la vallée de la Mitidja de triste mémoire. Je n’ai pas encore pris conscience de la folie et de l’impact toujours présent de la « décennie noire » qui continue à marquer les esprits. Nous passons non loin de Tibhirine et de son massacre. Un pincement me saisit lorsque je vois le nom écrit sur les panneaux bilingues. Est-ce qu’il y a encore un risque ?

J’ouvre les volets, la lumière est déjà exceptionnelle, puissante. La nombreuse famille de mon ami Amida commence à arriver : Abdallah, Kader, Aïcha, Zaïra, Asma, Fatna et bien des enfants. J’aurai du mal à retenir tous ces noms tant ils sont nombreux et que leur prononciation me perturbe ! Douze frères et sœurs, ne comptons pas les cousins, les enfants. L’atmosphère est joyeuse, on me regarde un peu curieusement, c’est normal, et mon prénom perturbe ; on m’appellera Jean, monsieur Jean, Léon, monsieur, rarement Jean-Charles, et même tonton Léon, à la fin du séjour. Je n’ai alors pas pris la mesure de ce qui allait m’arriver.

« Veux-tu aller au marché avec Abdallah et Kader ? ». Évidemment ! j’ai décidé de ne jamais dire non, de ne rien refuser, la meilleure décision que j’ai prise en Algérie. J’avais repéré quelques noms de rue à Alger et Hussein Dey en préparant mon séjour, là où la famille de ma mère a vécu jusqu’en 47. Je n’avais pas grande idée de ce que je voulais voir, de ce que je voulais faire, l’errance m’irait bien. Je n’ai pas regretté ce choix. Et je vais comprendre qu’Amida, avec qui je mange souvent à Paris, a lui aussi pris une décision heureuse : me laisser en paix, ne pas s’occuper de moi, juste organiser mes journées pour que je ne sois jamais seul et toujours au contact d’un membre de sa famille, d’amis ; cela s’avèrera un rêve, une expérience humaine forte.

Abdallah et Kader m’emmènent au marché. Le lieu me paraît suranné. Je n’ai pas tout de suite pris la mesure de la pauvreté que j’allais découvrir. Les hommes portent des habits traditionnels, des turbans, des « kachabias », long manteau fermé avec une immense capuche qu’on replie, faite dans une sorte de feutre mêlant poils de chameau et de chèvre. Chaude, étanche, solide, elle « cache les habits » m’expliquera Saïd plus tard.

L’après-midi, après une première sieste (je n’en manquerai aucune !), je pars à nouveau me promener accompagné par Kader dans le village, à pied cette fois. Nous marchons parfois suivis d’enfants. Ils sont curieux de ma présence, un homme blanc aux cheveux blancs avec un gros appareil photo ! Cela comptera dans tout mon voyage. Ils nous suivent et finiront par demander une photographie « pour Facebook » disent-ils à Kader : « Facebook », « Tik Tok », ces mots reviendront très souvent dans la demande de photographie des enfants et même des adultes, un espoir de toucher la gloire et la popularité.

Le village est envahi de Peugeot ! la plaque d’immatriculation donne l’année de mise en circulation ; 163 : 1 pour véhicule particulier, 63 pour l’année ! Toutes sont rafistolées, elles roulent. Kader me montre l’absurdité : des commerces construits mais inoccupés alors qu’il y a des pauvres étalages juste à côté. Il me fait passer devant le mausolée d’un saint local et de la mosquée attenante. Une voiture s’arrête, un gros 4×4, un homme en sort, le Cheikh Ahmed Lamine, homme sérieux à lunettes, il a un rang à tenir. Il est le successeur du fondateur du lieu. Il nous invite à entrer, me présente ses ancêtres, quatre ou cinq générations depuis le fondateur de la « Zaouïa » dont la racine du mot arabe veut dire angle, recoin, là où on se réfugie. La zaouïa est une sorte d’école religieuse de la confrérie Rahmaniyya, une confrérie Soufie. « C’est un grand honneur qu’il nous fait là », me dira Kader, surpris d’être invité avec moi dans la salle de réception immense. Thé et petits gâteaux trop sucrés pour ma formule sanguine mais délicieux. Le cheikh accepte d’être pris en photo, la première d’une longue série de portraits. Nous rentrons, parfois on me propose de faire un portrait, un groupe d’enfants dans mon ombre et celle de Kader.

Le soir, Amida a regroupé quelques amis, parce qu’il revient et pour me présenter. Ils me posent des questions, ils sont curieux de ma présence dans ce lieu si isolé, l’Algérie très profonde me dira mon ami par la suite. Toujours un « bienvenue en Algérie » dit intensément droit dans les yeux. Des hauts fonctionnaires, des avocats, un tôlier, des errants de la vie sans travail, des membres de la famille… Ils posent un regard critique, intense, sans concession sur leur pays. Cela me surprendra longtemps avant que je comprenne, peut-être.

Abdallah (un autre, le faiseur de rapports me dira Amida), dit sa prière en silence tout en m’écoutant ce qui me troublera, une prière quasi mécanique, ses lèvres bougent ; pas de jugement, les catholiques ont le labialiter, une manière de dire la messe quasiment en silence, pendant que, parfois, les plus divines musiques étaient jouées dans la chapelle royale.

Une journée, déjà intense malgré la fatigue du voyage, de l’altitude (1300m), du changement de nourriture, faite de nombreuses rencontres : me perdre dans celles-ci, me laisser aller aux repas communs, aux plats communs, à la nourriture partagée. Je goûte de tout, sauf la viande dont Amida m’a dit de me méfier : je n’aime pas le petit lait et le colostrum.

J’ai l’impression de tomber déjà dans le doux piège de l’affection.

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