Là-bas, à quelques kilomètres de la mer bleue, pas de récit possible. Il n’y a pas de nom, pas de prénom, quelques fois une date, un numéro, un panneau métallique effacé s’il a été un jour écrit, souvent un éclat de parpaing, de brique, une marque parfois basculée, un débris…
D’abord, faire quelques kilomètres sur une piste brulante, en s’éloignant de la mer. Le lieu est perdu, il n’existe que par la volonté farouche d’un homme, Chamssedine Marzoug, trésor de l’humanité, qui venait y enterrer les pauvres erres noyés dans leur tentative désespérée de rejoindre l’Europe. J’ai entendu le récit d’un chanceux qui a réussi la traversé, les nuits terrifiantes dans les vagues qu’il ne voyait pas arriver, ses cauchemars qui continuent de hanter ses nuits tant d’années après et qu’il aimerait voir disparaître : « quand sortiront-ils de ma tête ? ».
Passer un petit remblais de sable à peine durci, se protéger derrière l’appareil photographique, témoigner. Les tombes sont anonymes, toutes sauf une, celle d’une nigériane, Rose-Marie, décédée un 27 mai. C’est la seule sépulture qui pourrait durer, une sandalette de plastique bleue semble en avoir glissé, sa famille a pu venir s’y recueillir.
Beaucoup des monticules ravinent lors des pluies d’automne ou de printemps parfois violentes autant que brèves. Certaines commencent à disparaitre sous les plantes rampantes et brûlées par le soleil ardent du désert tout proche, d’autres s’affaissent : est-ce que je marche sur l’une d’elle ?
Les quelques fleurs dérisoires sont en plastiques, peut-être pas, je n’y touche pas, tout est apparemment figé, immobile, il n’y a pas de bruit. Jusqu’au choc, profond, brutal, plus de protection. Les menus objets découverts auprès des corps parfois mutilés sont posés sur le monticule, dérisoire hommage, un petit singe en plastique blanc, un angelot qui n’a rien protégé, un ourson, un lego jaune de ceux avec lesquels mes filles jouaient enfants, maintenant mon petit-fils… sentir ses larmes couler.
Je suis sorti suffoquant et pleurant, m’approchant du chauffeur du taxi qui m’avait emmené. Il était ému de me voir incapable de parler, il connaît le lieu : « C’est la vie ! », me dit-il, rompant le silence par des mots absurdes : pas de récit vous dis-je. À ma demande, moi l’impie, l’incroyant anticlérical, il a bien voulu faire une prière pour ces tombes, sans quitter son volant, levant ses mains vers le ciel, doucement, psalmodiant des mots que je ne comprenais pas. Il s’est essuyé les mains, s’est frotté le visage, nous sommes partis sans un mot. J’avais honte, accablé par ce passé si proche et par le présent en cours de ceux qui n’auront pas de récit.
Là-bas, dans un champ de sable et de pierres brûlantes oublié de tout, j’ai vu l’humanité de l’homme qui s’est occupé des sans-nom, des refusés même de leur mort.