« Un soir, dans la salle des professeurs d’un lycée, Arras »

J’ai posté cette photographie avec ce titre : « Ce soir, dans la salle des professeurs d’un lycée, Arras » dans l’après-midi qui a suivi l’assassinat de Dominique Bernard, le vendredi 13 octobre. Elle fut très rapidement partagée à de nombreuses reprises, plus de cent fois sur ma page, certainement des centaines de fois en tout. Rapidement, on m’a posé deux questions : « Qui a pris cette photographie ? » et « A-t-elle été prise dans le lycée d’Arras ? ».

Évidemment, cette photographie n’a pas été prise à Arras, cela aurait été indécent. J’aurais peut-être dû la nommer autrement, enlever la précision géographique, je ne sais pas. J’aurais aussi dû préciser que j’en suis l’auteur.

J’étais de permanence à l’exposition « Notes de joie » dans la Maison des artistes de Villenoy où certaines de mes photographies sont exposées. J’étais arrivé à 14 heures, sidéré de ce que j’entendais et lisais dans la presse. J’avais eu beaucoup de mal à en parler à Sarah, la directrice de l’action culturelle du lieu, retenant difficilement mes larmes. Touchée, elle m’a adressé des paroles sensibles, fortes, sur le sens de l’art et de la création, sur ce que j’essayais de montrer dans ma pratique photographique et qui vont à l’encontre de la barbarie. Je l’en remercie, elle m’a fait beaucoup de bien.

J’avais comme souvent mon appareil photographique. J’avais aussi par hasard un pied photographique. À ma droite, il y avait le porte-manteau qui figure sur la photographie avec un sweat-shirt adolescent qui a fini par attirer mon œil. Pour passer le temps, je l’ai pris plusieurs fois en photographie, il n’y a pas de visiteurs le vendredi après-midi. J’avais besoin de régler un transmetteur qui ne voulait pas fonctionner entre mon appareil photo et un flash. J’ai d’abord pris cinq photographies qui ne me plaisent pas, juste du travail, des gammes en quelque sorte.

J’ai soudainement compris la puissance de cette image, ce vêtement resté seul dans la pièce après le départ de son propriétaire. Qu’a laissé Dominique Bernard dans la salle des professeurs qu’il fréquentait ? Quelles traces tragiques vont rester sous les yeux, dans l’esprit des collègues, des amis qu’il fréquentait ?

J’ai fait le choix de photographier en lumière naturelle, avec une exposition très lente (1/5 de seconde à ƒ/5,6 optimisé à ƒ/9, ISO 400 pour les spécialistes), ce qui était possible car j’avais le pied photo. Une première photographie fut manquée ; dans l’émotion, j’ai oublié de reporter les réglages de mon posemètre. Je pratique en effet une photographie lente, particulière, je mesure la lumière, posément, malgré la modernité de mon appareil photographique. Cette première photographie et les trois suivantes ont été faites avec le sweat-shirt, mais elles ne m’ont pas plu. J’ai imaginé que notre pauvre collègue n’aurait pas porté un tel vêtement. J’ai alors placé mon manteau sur le porte-manteau, une seule photographie a suffi.

J’aurais pu cadrer plus large, mais il m’aurait fallu déménager des meubles, je n’en avais pas envie. Et puis, ce cadrage « imparfait » qui ne montre pas toute la fenêtre me convient. Il donne l’impression d’une photographie spontanée, comme prise au smartphone. C’est peut-être ce qui trompe d’ailleurs certaines personnes qui pensent qu’elle a été prise sur le lieu du drame.

La photographie n’a pas été retouchée. J’ai juste redressé les verticales et les horizontales, développé en noir et blanc en faisant attention à ce que le manteau continue de se distinguer du mur, et procédé à ce qu’on appelle un « coupage des noirs ». Cela revient à supprimer les noirs profonds pour leur donner une certaine douceur. C’est ce qui produit l’effet « velouté » de la photographie.

J’ai oublié de me sortir du champ de la photo. On voit ma tête dans le reflet de la fenêtre ; l’appareil photo n’est pas à mon œil puisqu’il est sur le pied, un peu plus bas. J’y avais pourtant été attentif sur les photos précédentes. Évidemment, je possède l’ensemble des fichiers RAW, les originaux.

Cette photographie a été beaucoup partagée. Cela ne me gêne pas, elle est là pour cela sinon je l’aurais gardée pour moi. Je pense intensément aux collègues qui vont maintenant vivre la douloureuse absence de Dominique Bernard. C’est un des sens de cette photographie. Ils vont voir son casier, peut-être la tasse dans laquelle il prenait son café aux récréations, la place où souvent il se plaçait peut-être pour corriger des copies ou pour lire. Ils vivront ensuite, si ce n’est déjà fait, son « effacement » progressif du lieu ; l’étiquette de son nom sera un jour enlevée sur la porte de son casier ; un ou une remplaçante viendra assurer ses cours, occuper sa salle, son bureau, avec d’autres gestes, une autre présence qu’il faudra accepter dans la douleur… Ils verront longtemps son image déambuler dans les couloirs. J’ai connu cela, je l’ai vécu, un peu, il y a presque vingt ans avec le décès douloureux d’un collègue et ami, c’était dur.

Cette photographie, et d’autres, ou les poèmes de mon ami Sébastien, fait partie des modestes réponses que l’on peut apporter à ces actes barbares, la culture comme un acte de partage et d’élévation, comme un acte qui fait parler le monde, et pas, surtout pas comme un acte de domination de l’autre.