LE CIMETIÈRE
La nuit a été très venteuse, une tempête même, qui a ouvert brutalement la fenêtre de ma chambre sans que je ne m’en aperçoive. Ma nuit sera bercée des batailles des chats algériens, mon réveil se fera sur la polyphonie hasardeuse des muezzines qui rivalisent parfois dans l’expression. Il fait très beau, nous allons continuer la visite de Bou Saadâ.
Cette fois-ci, les quartiers visités semblent plus préservés que ceux d’hier. Les rues sont à peu près propres : « La saleté, c’est aussi les gens qui balayent ou non devant chez eux » me dit Kader. La rue des artisans est quasi désertée. Il reste un seul forgeron qui travaille assis dans un triste atelier sombre.
Nous passons au-dessus de l’oued asséché qui traverse la ville, seules quelques traces d’eau subsistent, des flaques malodorantes. « Il y a dix ans, on s’y baignait » me dit Kader. Il précise : « on y plongeait, on nageait, ce n’était pas seulement une baignade, il y avait parfois plusieurs mètres d’eau ». Il ajoute, désespéré : « là, ce que tu vois, ce sont les eaux usées qui coulent du coteau où des maisons de briques rouges ont été hâtivement construites ces dernières années, sans autorisation, sans plan d’urbanisme, sans réseau… ». Un autre désastre. La décennie noire, toujours, dont nous n’avons pas pris la mesure en Europe, qui marque encore les esprits, ainsi que l’incompétence et la prévarication des gouvernements ou des imams. La dernière décennie, ce furent le manque d’eau et la pauvreté terrible des campagnes qui ont amené les gens à se regrouper dans les marges des villes. Bou Saadâ a triplé sa population. La plupart des habitations sont illégales, elles défigurent la ville et la polluent. « L’état a acheté la paix sociale en laissant faire » me dit encore Kader, désabusé, écœuré. Le moulin devant lequel nous passons est maintenant hors d’eau, silencieux.
Nous arrivons au cimetière, aujourd’hui est vendredi, jour de la grande prière à laquelle Kader ira assister, et de la visite aux morts. Le cimetière est une immense étendue, les tombes sont souvent marquées d’une seule pierre sans nom. « Ils sont étendus sur le côté, et leurs yeux regardent la Mecque » me dit encore Kader. Il marche devant moi doucement dans les allées étroites, il s’arrête, joint ses mains, et marmonne des mots. Je me tais, il prie. Il me montre de nombreuses tombes d’oncles, de tantes, cousins… Il s’arrête devant un groupe de tombes sans nom, juste de gros cailloux posés sur les petits tumulus les signalent : son père, sa mère, un frère, son premier enfant – petite tombe modeste –, il prie encore, je reste à l’écart, nous parlerons après. Il m’emmène ensuite voir les tombes d’autres oncles et tantes, celles d’Ahméida, comme il appelle affectueusement mon ami Amida. « Tu lui diras que je te les ai montrées ». Une géographie familiale se dessine devant moi, dans l’immensité du cimetière.
Je me souviens des obsèques de Colette, ma belle-mère qui eut une si belle relation avec moi. Quand nous l’avons mise en terre, les gens du village venaient nous voir et nous disaient : « Elle sera bien là, vous verrez. Ici, il y a madame machin, ici madame truc, moi je serai là… ». C’était beau et triste. « Prier pour eux me fait du bien », me dit encore Kader, en ajoutant que cela leur profite peut-être aussi. Nombreuses sont les personnes immobiles devant des tombes, les mains levées, silencieuses. « Nous ne mettons généralement pas de pierre tombale, pas de nom, les morts retournent à la terre ». Récemment, l’habitude a été prise d’ajouter une pierre tombale verticale qui dit le nom du défunt.
Nous passons à nouveau l’oued. « L’eau était au-dessus de nos têtes ! celle que tu vois au fond du lit asséché n’est qu’eau croupie, insalubre, venant des maisons au-dessus ». Il n’y a plus d’oiseau, plus d’eau claire. D’ailleurs, chez lui, il reçoit tous les quinze jours une livraison de quatre à six mètres cubes d’eau. C’est peu, il faut souvent laver à grande eau la maison pour évacuer le sable qui s’infiltre partout.
Nous montons une ruelle ensoleillée, un tonnelet d’eau est posée au bord du chemin, Kader prend le gobelet, le remplit et le boit. « En veux-tu ? ». Je refuse malgré ma soif, se méfier des eaux non filtrées. « C’est un commerçant qui l’a posée là pour les passants, juste pour qu’ils épanchent leur soif », le don d’un pauvre à un nécessiteux. D’ailleurs, le commerçant, un coutelier, nous a entendus et nous invite à venir voir ses couteaux gainés de cuir très beaux, et les boites qu’il construit pour les présenter. Nous restons quelques minutes, je le prends en photo, je vais lui envoyer.
Plus loin, Kader retrouve un ami, Ali, un coiffeur collectionneur d’objets populaires qui nous reçoit, nous sert à boire – dans des bouteilles plastiques qui pollueront ensuite la ville –, et nous offre du café. Il nous montre des objets traditionnels, des métiers à tisser. Je prends des photographies. Kader me présente toujours en arabe, je ne comprends rien mais je distingue maintenant des mots comme « francia » ou encore « doctor en musica », ou quelque chose comme cela. Ma côte augmente de visite en visite.
Nous retournons sur la place du marché. Nous croisons un nouvel ami très jovial qui parle très bien le français. Il avait défié les autorités, lors des récentes manifestations, en affirmant : « J’aime mon pays, mais mon gouvernement est incompétent. Je déclare que je ne lui obéis plus et que seule la loi française s’applique maintenant à ma personne ! ». Nous rions, il est fier d’être algérien mais honteux de ceux qui gouvernent.
Le soir nous rentrons à Dar Chioukh. Attendant que Kader sorte la voiture du garage, je discute avec de très jeunes enfants qui, ne parlant pas français, éclatent de rire en m’entendant parler, essayant de prononcer quelques mots. C’est drôle, c’est un petit chevalier, un Don Quichotte peut-être, sur son destrier à trois roues, sa lance à la main, la rue s’emplit d’éclats de rire.
À Dar Chioukh, une docte assemblée nous attend, des frères et cousins, des beaux-frères, des amis d’Amida, des médecins, avocats, professeurs d’université, savants, techniciens ou tôlier. Mohamed est là, il est doctorant un peu âgé et soutient sa thèse le lendemain à l’université de Ouargla. « Veux-tu y assister ? ». Ne jamais refuser, c’est à 600 km, ensuite nous irons à Ghardaïa, presque 1000 km en une journée avec une soutenance de thèse sur l’aménagement du territoire au milieu, en français.
Demain, je vais voir le désert.