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Le goût du couscous – Jour 9 : le jour du cèdre

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LE JOUR DU CÈDRE

La nuit fut reposante, longue et même réparatrice. Petit déjeuner léger, il fait beau et le froid du matin me surprend toujours. Nous marchons longuement avec Amida dans le « domaine » agricole qu’il fait aménager depuis quelques années, un lieu d’accueil. Il me présente les arbres, les plantations, il salue les ouvriers qui construisent un bâtiment qu’il destine, si les bergers et sa famille le veulent, à une étable ou un bâtiment agricole. Mon ami prend soin des gens, je l’ai plusieurs fois vu apporter à manger aux maçons, à boire. Les travaux avancent bien, la construction sera finie dans les semaines qui viennent.

Quelques maigres plans de cèdres sont posés au sol, il faut les planter avant notre départ pour Alger prévu demain dans la journée. Abdallah doit s’en charger avec un jardinier en kachabia. Je trouve que l’idée de planter un tel arbre, un arbre typique de l’Afrique du nord, est très belle et je propose aux deux hommes de les aider, modestement. Une longue tranchée a été préparée dans la terre sablonneuse. Je prends l’initiative de commencer à la boucher, la terre est sèche, pierreuse, il faut la préparer. Le jardinier me laisse faire et me fait comprendre, en arabe, que mon travail n’est ni fait ni à faire ! Le trou que j’ai préparé pour planter le maigre plan qui deviendra un arbre magnifique, si tout se passe bien, est ridicule. Il prend l’outil, creuse rapidement un trou plus gros, enlève avec ses mains expertes les cailloux que j’ai laissés, referme, fait une belle double cuvette pour recevoir l’eau, et un trou au milieu pour le plan que je tiens dans ma main. Nous rions devant tant de dextérité, je suis un peu ridicule !

Je trempe la motte dans un sceau, et dépose le petit plan dans la terre que nous noyons d’eau. Nous nous promettons, Abdallah et moi, avec une accolade franche et amicale, d’être là dans mille ans quand l’arbre sera très grand, pour nous souvenir du moment et continuer à l’arroser.

Mohammed « le docteur » m’a déjà longuement parlé des plantations d’arbres dans la région qui fut une des premières, dès 1968, à participer à la construction du « barrage vert », un immense projet de reboisement lancé par le président Houari Boumédiène. Le projet s’est avéré être un échec, la barrière végétale qui devait résister à l’avancée du désert est incomplète, les arbres ont peu poussé ou n’ont pas pris. Problème de choix initiaux, de terrains et d’essences plantées. Les arbres choisis ne pouvaient pas résister à la sécheresse de plus en plus vive.

La matinée s’est passée en lectures, discussions aimables, calmes, écriture et prise de notes sur mon voyage. Il faut aussi se poser, prendre le temps de réfléchir, de ne rien faire. Aujourd’hui, j’ai toutefois demandé à Amida s’il pouvait m’organiser une sortie au rocher de sel dont on m’a souvent parlé. C’est Mohammed, toujours lui, qui sera chargé de me faire visiter un lieu étonnant, à côté du village de Ain Maabed, un peu au nord de Djelfa.

Le rocher de sel est un diapir triasique, c’est-à-dire une remontée de sel ou de gypse qui se fait grâce au caractère déformable de la matière, et qui déchire la couche de roches supérieure. C’est le professeur Ahmed Benhadj de Djelfa, un ancien géologue qui a longtemps travaillé sur les champs pétrolifères algériens qui m’a appris tout cela. Car évidemment, Mohammed a invité quelqu’un de très pointu pour expliquer et agrémenter la visite. Il m’explique qu’il y a soixante-millions d’années, une mer s’est asséchée, provoquant la création d’une couche de sel remarquable. Sa densité très faible au regard de celle de la roche qui était au-dessus lui a permis de remonter lentement, on parle de millions d’années. Plus curieux encore, si le rocher était réellement exploité, la part enlevée serait régulièrement remplacée par une nouvelle élévation du rocher.

L’endroit est magnifique. Le professeur sympathique, docte, il m’explique calmement, précisément, surpris du nombre de questions que je lui pose. J’ai toujours aimé regarder les pierres ou les fossiles ; j’ai même un temps voulu être paléontologue, du temps où les enfants veulent être pompier ou policier. Paléontologue, ça fait de l’effet, sauf qu’il n’y a « pas Léon », dedans. J’ai renoncé assez vite.

Deux hommes font un prélèvement de sel sur une paroi secondaire, peut être sauvage. Ils s’approchent de nous, et nous en donnent deux petits blocs, comme une offrande ou une prière à nous taire. Ils utilisent le sel recueilli pour leur bétail, une manière de favoriser leur digestion, j’aurais dû essayer deux jours avant. Les deux petits blocs finiront dans ma valise, Naïm aura un nouveau cadeau ! Il passera du temps à mouiller ses doigts pour les passer sur la surface salée, et les lécher avec application ensuite.

La visite est passionnante. Ahmed nous montre même de la pyrite, et est surpris que j’en connaisse le surnom : l’or des fous ! Il y en avait un bout sur la cheminée, chez mes parents que ma mère, je crois, avait ramené d’Algérie. Je connais l’histoire des prospecteurs qui se laissaient abuser par la ressemblance entre la pyrite et l’or, des fous donc. La petite pierre que nous trouvons sera aussi montrée à mon petit Naïm : de l’or, mais pour les fous, juste un cuivre jaune.

De retour à Dar Chioukh, je découvre les préparatifs d’un nouveau repas, la soirée des femmes. Ce soir, je mange avec toutes les sœurs, les filles, les nièces, les cousines,… une belle table, trois ou quatre hommes tout au plus. J’entame une délicieuse discussion avec trois jeunes femmes, Hiba et Hanna, deux des filles d’Abdallah, et leur copine. Elles essayent de parler français, ce qu’elles font plutôt bien, et essayent désespérément de me faire prononcer leur prénom correctement. Nous parlons ensuite du voile, certaines d’entre-elles ne le portant pas encore : pourquoi ? « Parce que je n’en ressens pas encore le besoin, mais ça viendra » me disent-elles. Espérons que ce voile ne les fera pas perdre leur fraicheur, ne les mettra pas dans une normalité qui les empêchera d’avancer.

Ma mère s’est fâchée avec tout le monde : son époux, qu’elle avait pourtant aimé, ses enfants, ses amis. Elle s’est débarrassée de « pépère », ce brave homme, en le plaçant brutalement à l’hospice, comme on appelait les EPHAD il y a cinquante ans. Elle s’est brouillée avec son amie d’enfance, avec qui elle entretenait une relation ambiguë. Elle s’est fâchée avec son unique frère, elle s’est fâchée avec ses voisins, avec tout le monde ; elle s’est fâchée avec ses quatre enfants après avoir placé notre père dans un mouroir dont nous l’avons extrait pour le mettre… à l’hospice, à deux cents mètres de la maison qu’il avait construite. Notre vie ne nous permettait pas de le prendre chez nous. Elle est morte seule, par terre, dans son appartement. Seule, comme reproduisant infiniment l’abandon initial, la blessure primordiale de son père.

Elle abandonna aussi sa mère. Un jour que les cousins étaient venus avec Serge, encore en bonne relation – j’avais 18 ans je crois –, nous sommes allés au cimetière. Impossible de retrouver la tombe, impossible de retrouver le lieu, des larmes, des pleurs… jusqu’au moment où elle avoua qu’il n’y avait pas de tombe, juste un emplacement apparemment vide qu’elle n’avait pas fait. Son frère non plus n’avait rien fait. Les pots de fleurs furent enterrés dans des trous creusés à la main.

Je vais toujours dans ce cimetière, voir toutes les tombes de ceux qui y sont enterrés. C’est un lieu d’apaisement et de calme pour moi, loin de tout. J’aime voir la tombe de mon père dont j’ai organisé soigneusement les obsèques avec mon petit frère ; j’aime toucher sa photo du bout de mes doigts. Je rends visite à ma mère, comme dans un défi ultime : tu vois, je ne suis pas comme toi, tu n’as pas gagné. « Le livre doit se refermer » avait écrit une vieille tante à ma mère en lui annonçant la mort de son père. Il faut savoir ne pas reproduire le passé. La leçon n’a pas été comprise.

La soirée s’est terminée par une belle séance photographique avec les femmes. Nous allons organiser une exposition un jour là-bas m’a proposé Amida : ma première exposition internationale, à Dar Chioukh, quelle bonne idée. Le repas avait été joyeux, émouvant. Hiba, que j’allais revoir le lendemain à Alger, me fit photographier tout le monde. Elle est vive, j’espère qu’elle saura résister.

Tout le monde savait combien le voyage à Alger allait compter pour moi, que j’avais prévu de visiter Hussein Dey à la recherche des quelques adresses que j’avais pu trouver du passage de ma mère, son père, sa mère. J’annonçais pourtant que j’avais changé d’avis et que je ne le ferai pas, que je me promènerai seulement dans la ville, la casbah, le « jardin d’essai », la fin d’une errance : je ne veux pas revenir sur les lieux où le désastre a pris corps, c’est inutile et vain, peut-être ce que je suis venu chercher.

Demain, la forêt, la musique, la paix, Alger.

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