Le pont

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Le pont.

Je sors. Enfin, un mois de pluie et de maladies, des grosses bronchites, rien de grave même s’il y eut un temps d’inquiétude. Je sors et je prends mon appareil photographique, la Marne, depuis quelques temps, est très haute. Elle n’a pas encore débordé, mais elle flirte avec les berges de l’ancien chemin de halage. J’aime photographier l’eau et la rivière. J’ai attendu la fin de la pluie, je marche le long de la départementale 5, la route des réfugiés, des réfugiées surtout. Elle mène, à la sortie de la petite ville, à l’hôtel très bas de gamme qui les accueille. Je les vois marcher ces femmes, mal chaussées, mal vêtues, portant des jeunes enfants, poussant des poussettes surchargées de fardeaux autour du bébé.

Souvent, je m’arrête en voiture, pour les emmener sur le petit kilomètre épuisant. Un jour, ma fille, m’a appelé pour me demander, la veille de Noël, d’emmener une famille vers cet hôtel. « As-tu fait ta bonne action aujourd’hui ? », m’a-t-elle demandé. Il gelait, j’ai emmené la famille pour leur acheter des couches pour la petite, deux pizzas pour leur repas du soir. La patronne, une ancienne mère d’élève que j’aime beaucoup, en a mis une troisième : « Sans porc, prenons plutôt du poisson » a-t-elle ajouté. Elle avait tout compris, je l’aime encore plus !

Je les ai emmenés à l’hôtel, ils ont à peine pu me remercier, ont pris le papier sur lequel j’avais noté le numéro de téléphone de copains s’occupant d’une association d’aide aux réfugiés. Je n’ai plus du tout entendu parler d’eux.

Devant moi marchait une femme, comme toujours, chargée et poussant un bébé dans une poussette, tirant comme elle pouvait une très jeune enfant, deux ans peut-être, qui n’en pouvait plus de marcher, titubant presque. La départementale 5 : la route des gens qui marchent.

« Voulez-vous que je porte la petite ? » Elle accepta surprise, la petite me tendit les bras, et posa immédiatement sa tête sur mon épaule. La marche fut silencieuse, longue pour mes épaules ; le rugby m’en a abîmé une, l’autre a été opérée et n’a pas retrouvé sa prime jeunesse. La marche fut silencieuse, j’ai traversé le pont sur la Marne, dépassant largement ma destination, pour enfin poser l’enfant : « Pouvez-vous l’accompagner ? » ai-je demandé à un jeune homme qui passait ? Il a accepté, l’enfant a refusé de quitter mes bras, et a fini dans ceux de sa mère. Elle m’a salué, elle s’est éloignée, j’ai fait demi-tour, j’ai traversé à nouveau le pont, j’ai photographié la Marne, dérisoire.

La promenade sur le chemin de halage fut agréable, la lumière, enfin solaire, belle, les reflets sur l’eau délicats. Une dizaine de clichés, quinze peut-être. Je pris le même chemin au retour. Je croisais d’autres femmes marchant, voutées, sans joie.

Je voyais leurs pieds, leurs chaussures ou plutôt, leurs sandales de plastiques et les chaussettes superposées pour avoir un peu chaud.