L'Effet "mère nature"

Étang d’arts ! C’est la troisième fois que j’y participe, la seconde où j’y propose de faire des portraits photographiques. Je suis placé sur l’île qui traverse l’étang du Segrais, à Lognes, à l’ombre des arbres qui me protègent du soleil. C’est bien, il va être ardent, et je veux faire des photographies douces.

Cette année, le thème est : l’effet « mère nature », jeu de mots dans tous les sens. Je vais proposer aux personnes qui seront volontaires de faire deux portraits. Le premier est traditionnel, au 100mm, non apprêté, dans les vêtements portés ce week-end, une surprise. Le second sera fait juste après, mais la personne devra d’abord regarder un portrait de mère, occidentale, asiatique, africaine… qui tient un enfant, qui l’allaite, le regarde, le porte sur la hanche, le porte à bout de bras… Hommes comme femmes devront chercher à imiter la pose, le sourire, la manière de voir ou de fermer les yeux.

Lumière mixte, ce n’est pas mon point fort. Je suis à l’ombre, je veux que les détails derrière le modèle soient visibles, y compris ceux qui seront au loin au soleil. Il faut donc équilibrer, si possible. Un gros flash, un pied fixé au barnum qui m’a été attribué, il y a du vent, j’ai peur que mon dispositif ne tombe. J’y ai fixé une boite à lumière, 80 cm de diamètre, pour donner des transitions douces sur les ombres. Je sais que j’aurai des personnes de couleur et qu’il faut provoquer des ombres contrastées sur les peaux noires, pour donner du relief.

Les premiers sujets sont des copines, je les connais maintenant, elles sont bénévoles ou permanentes à la MJC Maison pour Tous Camille Claudel de Lognes. Elles ont l’habitude, l’année, dernière, elles avaient dû faire des grimaces drôles devant moi, souvenir joyeux.  « On va encore être grostesques ?  » me demande-t-elles en riant, faisant allusion au thème de l’an passé. Non, aujourd’hui, que de la beauté.

Et puis des copains, des copines passent, Pierre et Annie, que je connais depuis quarante ans maintenant. Nous nous étions perdus de vue pendant 20 ou 25 ans, le hasard des rencontres à la MJC nous a fait nous retrouver, plaisir de se revoir. Ils jouent le jeu, c’est très beau.

Deux pauvres erres passent à ce moment-là, enivrés, peut-être drogués. Je les prépare à être pris en photos, ils le demandent et je suis là pour cela. Le premier écrit péniblement son nom, insiste pour nous montrer ses papiers, il est érythréen. Je lui donne l’ardoise sur laquelle son nom est marqué pour la photographier, une manière pour moi d’avoir des repères sur ma carte mémoire, pour pouvoir envoyer les photographies. Il bondit, violent : « Ça jamais, je sors de centrale, ça jamais, pourquoi as-tu besoin de cela ? ». Il ne comprend pas, il est fermé, j’ai touché, sans le savoir, stupidement, une blessure profonde. L’angoisse est générale, Pierre et Annie restent, m’aident à calmer les choses. Je prends les photographies, ils me remercient et s’en vont.

Prendre des photographies dans ces événements, c’est croiser toutes sortes de personnes, heureuses, malheureuses. Nombreuses ont été celles qui m’ont demandé d’écrire à leur place sur l’autorisation photographique, incapables d’écrire pour diverses raisons, et pas forcément par inculture. Un groupe de personnes trisomiques passe, je les prends toutes en photographie, moment suspendu, l’animatrice est extraordinaire de gentillesse, d’empathie, elle est belle, très belle d’humanité. Un couple rigoureusement habillé me pose beaucoup de questions. Lui est strictement habillé. Il porte dans un foulard noué autour de lui son enfant d’un mois à peine, comme un joyau précieux. Il est émouvant. Elle porte un voile rigoureux qui la cache et ne révèle que son visage rond. Je devine que mon copain Jean-Luc me les a envoyés, espérant que je photographierai les deux. Elle ne veut pas, ne pas juger, elle a peur d’être exposée, que sa photographie soit diffusée. Je le prends en photographie, jouant à être mère alors qu’il porte son enfant, c’est très beau. Je la photographierai également, avec son enfant, en famille. Mais ces photos, je les garderai pour moi, pour eux.

Et puis Hubert. C’est un ami Facebook, un photographe humaniste, qui a photographié les camps Rroms dans les bois de Noisiel et de Champs-sur-Marne, qui a rendu leurs intérieurs misérables beaux. J’aime les photographies de ses voyages en Asie, ses portraits de déshérités. Il vient, demande à me voir, il ne me connaît pas, je sais la difficulté que c’est pour lui de passer, une histoire douloureuse. Sa présence me touche beaucoup, il a pris mon livre, et me demande une dédicace ! « Tu n’en as pas pris pour les vendre ? ». Non, je n’ai pas réussi encore à ouvrir les cartons que j’ai reçus. J’ai juste sorti un exemplaire, et j’attends, comme je le faisais pour les disques que je recevais après l’enregistrement. Comme une pudeur, une angoisse. Hubert me parle, m’écoute, nous savons que nous sommes dans l’urgence, lui parce qu’il ne doit pas s’absenter trop longtemps de chez lui, moi parce que des personnes veulent être photographiées. Moment rare d’intensité, j’irai le voir à Noisiel dans quelques semaines, il expose.

Sandrine et Anis, pour finir, ils sont photographes professionnels et me posent plein de questions sur ma pratique un peu particulière, le flashmètre, mes objectifs manuels… Ils sont tellement sympathiques, m’aident à démonter mon matériel, et à le ramener à ma voiture. Je suis moulu, épuisé, Huit heures de portraits sans interruption ou presque, mais tellement intenses, à nouveau de belles rencontres, de la sympathie. 

Il y a des gens qui sont capables de faire advenir ce genre d’événements humains, Jean-Luc, directeur de la MJC, est de ceux-ci. Qu’il en soit remercié.