Madeleine

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Aujourd’hui, obsèques… une amie, enfin, je ne sais pas, plus que cela. Quelqu’un qui a toujours été dans ma vie, « là pas là », qui a compté pour moi, Madeleine, elle avait 90 ans.

La dernière fois que je l’ai vue, il y a quinze ans – effet de la distance et du temps qui passe –, elle nous apportait tendrement son réconfort précieux à mon frangin et moi, lors des obsèques si difficiles de ma mère. Elle nous parlait de nous enfants, nous racontait des choses qui nous faisaient du bien. Et puis, elle nous a dit : « Pour mes obsèques, je ne veux pas qu’on pleure, je veux que ce soit joyeux ». Bon, ça, Madeleine, on n’a pas vraiment pu, surtout tes nombreux petits enfants, ta petite fille Claire si belle au beau chagrin. Quelques larmes me sont venues, je ne les ai pas montrées, mais pas refoulées.

Un message m’est parvenu il  y a quelques jours. « Madeleine est morte ». Je serai là ai-je répondu.

Mon père est enterré dans le jardin de son père, dans son village. Sa tombe est dans la partie agrandie du cimetière, là où était le jardin potager ouvrier de son père. Je vais me recueillir régulièrement là-bas, visiter ma famille. Un copain de mes grands-parents, réfugié italien avant la guerre, était inquiet : « Je serai seul dans ma tombe, ma famille est en Italie ! » Ma grand-mère lui a répondu : « Viens ici, il y a de la place dans le tombeau, on se serrera… ». Primo fait à jamais partie de la famille. Un jour, une plaque est apparue sur la tombe : Famille Massera, Primo, Emilienne, Simone, Sylvie, par delà le temps.

Les Cazin, les Léon, deux familles qui s’épaulèrent. Madeleine a élevé ses enfants très tôt veuve. Quatre enfants, je les ai toujours connus. Leur maison était un havre de joie et de jeux pour moi, de l’autre côté de la rue – on disait la Route nationale – et de ma mère folle. J’ai fait beaucoup de bêtises avec Michel qui avait un peu plus d’un an que moi. Savez-vous faire un pétard à mèche à retardement ? C’est simple, vous prenez un lacet que vous coupez à la bonne longueur. Plus il sera long, plus longtemps il se consumera. Vous glissez la mèche du pétard dedans et c’est fini ! Il suffit d’allumer le lacet, de souffler la flamme, et de partir. Il pourra se consumer de longues minutes, le temps de se donner un alibi ! Ça, je l’ai fait, et on en a glissé des pétards dans les boites à lettres qui fendaient les portes d’entrée de la cité ! Le croque-mort du cimetière savait que nous avions allumé ceux qui explosaient au bas de la pente, mais nous étions devant lui, avec nos gueules d’anges ! Un temps, il n’y avait plus de lacets à la maison. Ça a bardé ! On a même essayé de fabriquer des bombes ! Je n’ose imaginer si cela s’était passé dans une banlieue, dans un « quartier » !

Je me souviens de la lisse en métal qui courait autour du terrain de football. J’aimais sentir le froid sur la paume de ma main au risque des échardes de rouilles qui blessaient, m’asseoir dessus, et puis le local des vestiaires, un autre temps. 

Nous étions nombreux, les quatre enfants Cazin, les deux cousins Pinault, les deux plus jeunes frères Léon. On nous embarquait tous dans une voiture pour nous emmener à l’école, cinq enfants à l’arrière, plus deux dans le coffre de la Diane, plus l’ainée devant ! un ou deux kilomètres tout au plus. Je me souviens de l’attente du passage à niveau bosselé. C’était drôle pour ceux qui étaient dans le coffre, les amortisseurs de la voiture amplifiaient le mouvement, on poussait un cri.

Est-ce un vrai souvenir ?

J’ai escaladé les rochers immenses… quand j’ai réussi à monter sur le plus haut, j’ai compris que je grandissais. Je m’assois dessus maintenant.

Séance d’escrime avec des aiguilles à tricoter, protégée par une demi pomme de terre et un coussin sous le maillot de corps. Je ne sais toujours pas comment nous ne nous sommes pas blessés ! Madeleine était toujours là, elle nous grondait quand elle rentrait chez elle et voyait nos bêtises. J’ai adoré sa voix un peu syncopée que j’entends encore dans les intonations de ses filles.

Prenez les fruits de l’églantier, ouvrez-les, la pulpe est un poil à gratter d’une efficacité rare !

Madeleine a changé ma vie, elle ne l’a pas su, je l’ai compris récemment. J’avais douze ans, elle m’a offert deux disques : Louis and the Good Book, un disque de Negro spiritual de Louis Armstrong. Je l’ai encore, enfin, je l’ai racheté quand il a été perdu. Et puis, je ne sais toujours pas pourquoi, le disque de la  Missa pro defunctis d’Eustache Du Caurroy, un truc qu’on n’offre pas à un adolescent ! Du Caurroy, le sous-maître de musique d’Henri IV. J’ai écouté des dizaines, des centaines de fois le début, 10 secondes tout au plus, en me demandant : « Pourquoi est-ce aussi beau ? ». Par chance, je n’ai toujours pas la réponse. Mais quand j’ai dû choisir un sujet de mémoire, en maitrise, j’ai travaillé sur cette musique. Quelqu’un est passé dans mon dos, a vu la partition sur mon pupitre, à la bibliothèque nationale : « Venez nous voir… « . C’était le fondateur du centre de musique baroque de Versailles. Je dois ma carrière musicologique, les disques, les articles, les recherches, les concerts si nombreux à Madeleine, un peu, j’aime à le penser. J’ai écouté les deux disques, dans la voiture, sur le chemin du petit village où Madeleine sera enterrée.

Claire a enregistré une pièce de harpe, un ostinato, quelque chose qui ne s’arrête jamais, son compagnon a joué du violoncelle. Claire a juste parlé de sa grand-mère, émouvante dans son chagrin. Son compagnon s’est approché pour la tenir tendrement par les épaules, pas trop proche tout de même, la douleur de Claire était personnelle, elle formait alors un duo avec sa grand-mère. Stupéfait, j’avais l’impression en regardant son beau visage, de voir sa propre mère, ses tantes, plus de cinquante ans avant. Noé, le fils de Michel, mêmes bouches et surtout mêmes mots, mêmes blagues, même sympathie. Je me suis dit qu’avec trente ans ou quarante ans de moins, j’aurai pu être son copain, comme avec son père. Et j’ai reconnu Madeleine dans les doux mots de Claire.

Le terrain de football, j’étais un bon, un très bon gardien de but même, adolescent ; la longue ligne droite devant chez moi qui avait la cathédrale en ligne de mire, j’y ai fait mes premiers concerts, si petits. Et puis, les cimetières militaires. On ne dit pas combien ces régions picardes sont toujours marquées par les guerres…

Madeleine n’est plus là, mais j’ai vu aujourd’hui, ébaubi, la tendresse toujours présente, par delà le temps qui passe et la distance, Michel, Catherine, Marie-Claude, Isabelle, Jean… leurs enfants et leurs petits enfants qui leur ressemblent tant, il y a cinquante ans et plus : mon passé d’enfant.

C’était hier.