
C’est le titre du nouveau spectacle de ma copine Katerina, merveilleuse musicienne grecque qui a longtemps chanté en duo avec Angelique Ionatos, une pointure donc. Le Triton, petite salle des Lilas, elles sont trois, Evi et Natalia sont du concert. Evi est une remarquable percussionniste, précise, musicienne, chanteuse. Natalia est vidéaste, elle s’occupe des images à projeter et à les faire vivre sur l’écran qui occupe le fond de la scène.
Je suis toujours ému de voir Katerina et son épouse Theodora. C’est une histoire qui me ramène longtemps en arrière, du temps ou nous étions, Theo et moi, les protégés de Jean Lionnet, grand musicologue spécialiste de la musique baroque. Jean était devenu un ami. Il nous disait tout le temps de nous rencontrer, non, il voulait que nous nous rencontrions, et l’urgence du moment nous empêcha de le faire. Et Jean est mort brutalement, nous laissant seuls à nos recherches, trop tôt pour moi peut-être. Quelques semaines après ce décès, j’ai appelé Theodora : « Bonjour, je suis Jean-Charles ». Et nous avons tous les deux éclaté en sanglots, naissance d’une amitié.
Theo fait une magnifique carrière de chercheuse. Katerina est tout de suite devenue une amie quand nous nous sommes rencontrés. J’ai eu le plaisir de faire la photographie de son dernier album, une photographie que j’ai le bonheur de voir partout où elle fait des concerts, dans l’Europe entière !
Entrer dans la salle, se souvenir toujours que je suis là pour faire des photographies, c’est ma place. J’apprends rapidement que je suis la première personne qui entend ce spectacle, personne ne l’a encore vu, c’est émouvant. Me faire oublier, je suis là pour prendre des photographies et je me suis même habillé en noir pour qu’elles me voient le moins possible. Les instruments, les tubes métalliques des pieds micros, des percussions font un décors toujours spectaculaire, une désorganisation qui est intéressante à mettre en espace dans le cadre étroit du capteur de mon appareil. Les laisser chercher, répéter, prendre confiance, ce sont d’excellentes musiciennes, elles n’ont vraiment pas besoin de moi.
J’ai pris, un peu hésitant, mon très beau 5Ds. Un peu hésitant car je ne l’ai jamais utilisé en si basse lumière. Et la lumière est blafarde, pas belle, zénithale, elle dessine des ombres disgracieuses sur les yeux. Je travaille en très basse vitesse, c’est redoutable avec le 5Ds qui nécessite un minimum. La simple vibration du miroir qui se lève et retombe suffit parfois à rendre floue la photographie. Je n’ose pas augmenter les ISO trop haut, j’ai peur que l’appareil ne soit pas assez efficace, il est de conception un peu ancienne. Mon 6DII aurait bien réagi, tant pis, j’apprends encore.
Les premières photographies, comme d’habitude, sont mauvaises, il faut tout gérer, ne pas gêner, prendre ses marques, trouver les angles, voir et revoir l’exposition. Natalia et Evi ne savent pas que je suis musicien. Un ostinato ascendant, Katerina, une basse qui se répète, bouleversante, est-ce que c’est conscient ? une réminiscence ? « Music for a while » de Purcell, une des plus belles œuvre que je connais, le moment est bouleversant. Evi joue, improvise je ne sais pas, la mélodie sur la basse, au vibraphone. Rien à voir avec l’original que j’aime tant, et pourtant je suis saisi d’émotion. Je me souviens, encore adolescent, avoir entendu pour la première fois cette musique chantée par Alfred Deller, précurseur anglais des restitutions historiques de la musique baroque. L’interprétation a vieilli, mais la musique n’est pas faite de vérité historique : l’émotion ! C’est toujours ce timbre qui me vient à l’esprit quand j’entends cet air sublime.
Progressivement, aidé par l’accueil de Katerina, Evi et Natalia, j’entre dans la photographie et la répétition. « Peut-être pourrais-tu prononcer les titres qui ne sont pas traduits ? » Ou encore, « Evi, cette belle mélodie pourrait être chantée avec deux timbres de voix différents, l’enfant peut-être, et la mère… ». Evi chante une mélodie d’une belle douceur, il manque quelque chose, j’ai envie de chanter quand Katerina fredonne à la tierce, elle cherche sa voix, grave, aiguë ? « Tu viens de l’improviser ? » Katerina me répond par l’affirmative, un peu inquiète de ma réaction peut-être. C’est ce que j’aurais fait, il manquait quelque chose.
Mes réflexes de musiciens sont toujours là, qu’est-ce que ce rythme ? « Moi, c’est une fois dix et une fois onze », m’explique Katerina. « Evi, c’est trois fois sept, ça fait vingt-et-un toutes les deux, on retombe ensemble » ! Super simple expliqué comme cela, mais bon, dingue à jouer au tempo, ça nous fait rire. Très beau mélange de rythmes savants, peut-être orientalisants, Katerina est grecque orthodoxe, les confins, les territoires des frontières où les influences se mélangent, s’enrichissent, ça s’entend, c’est beau.
Des sourires, des atmosphères, des postures, des regards, ce que j’aime, capter le moment particulier de la répétition, ces moments que je comprends, que j’ai tant vécus et que j’aime toujours autant. Parler anglais ensemble, la langue commune, mais entendre la musique du grec enthousiaste des trois musiciennes. « Bordelika » : j’ai appris un nouveau mot, je parle grec !
Marier la photographie, ma pratique artistique actuelle, à la musique, la passion de ma vie, est un bonheur ineffable. Merci toutes les trois de votre accueil si généreux.