Yann

En soutien aux éboueurs grévistes

La photographie de Yann a été prise le 16 avril 2020, 31e jour du confinement, à 8h46 du matin. Nous étions alors au plus profond des morts à l’hôpital, rencontrer l’autre donnait la sensation du danger.

Le camion de Yann était arrêté sur la petite place devant la gare. Ses compagnons et lui prenaient leur pause, peut-être avaient-ils fini leur journée commencée très tôt.

Je marchais tous les matins une heure dans les limites d’un kilomètre dans la petite ville silencieuse, une manière pour moi d’être en mouvement, de me sentir vivant. Tous les jours, je prenais mon appareil photographique et je me donnais l’ambition de faire au moins 10 photographies exploitables. J’en prendrai un total de plus de 5500 prises en 55 jours.

Ce jour-là, j’avais décidé de faire des portraits en imaginant la difficulté que représenterait l’exercice en un temps ou les gens cherchaient d’abord à s’isoler, une gageure. À ma grande surprise, je n’ai eu aucun mal à faire 12 portraits dans l’heure : désir intense de l’altérité, de voir l’autre, de lui parler, comme pour se donner une preuve qu’on était en vie.

Yann et son copain acceptèrent que je les photographie, masqués. Le chauffeur du camion hésita, je n’insistais pas. 4 ou 5 photographies pour chacun d’entre-eux. Yann me donna, en s’approchant un tout petit peu de moi, un email en bafouillant, en hésitant, la peur de la proximité.

Quelques jours plus tard, nouvelle rencontre. Yann fit arrêter le camion et se précipita vers moi : « je me suis trompé d’adresse ! voici la bonne ! Je veux montrer la photographie à ma frangine et à ma mère ». Tous les trois vivaient ensemble. Il me raconta sa véritable terreur de ramener le virus couronné, tel qu’on l’appelait, et d’infecter sa mère âgée et malade. Il me décrivit la manière dont il se tenait à table pour ne pas la regarder dans les yeux, sa façon d’entre chez lui, de changer de vêtement. Il me dit aussi son poignet douloureux, l’obligation de se faire opérer.

Régulièrement, le camion de Yann s’arrête pour que les éboueurs qui sont dedans me saluent, même si Yann n’est pas présent. Nous échangeons quelques mots simples, juste une reconnaissance réciproque. Yann disparut pendant plusieurs mois. Je demandais de ses nouvelles : « il a été opéré, il en a pour plusieurs semaines, nous faisons un métier très dur, mais il reviendra bientôt ». En effet, un mois plus tard, Yann, que je tutoie maintenant, était là. « Tu as été absent longtemps !

– Oui, j’ai été opéré, et puis, quand je suis rentré, j’ai fait une erreur, j’ai soulevé une poubelle presque vide sans utiliser la machine pour le faire. Un contrôleur, de loin, m’a vu, j’ai été mis à pied sans salaire 15 jours… ».

Pauvre Yann, s’il est malade, si son corps est blessé, on essaye de lui faire croire que c’est de sa faute, que ce n’est pas celle d’un métier dur, anonyme, indispensable. J’ai eu des mots de compassion et d’encouragement, et aussi un peu, de reproches : « Fais attention à toi, ça n’en vaut pas le coup ». Pourtant je sais qu’il est tiraillé entre la volonté de rentrer chez lui le plus vite possible, au mépris de sa santé, et l’obligation de mettre en place des procédures de sécurité qui le ralentissent.

« Il faudra que je me fasse opérer de l’autre coude… »

Je n’ai pas mémorisé le prénom de son compagnon, je le regrette. C’est le hasard qui m’a fait rencontrer Yann, heureux hasard.

Soutien inconditionnel avec les éboueurs en grève, eux qui souffrent en nous rendant la ville belle.