d'Ici… et d'Ailleurs
Récits de vie
Lorsque Ulysse est de retour à Ithaque, Pénélope lui demande :
« Étranger, qui es-tu ? D’où viens-tu ? Où est ta ville ? Tes parents ? ».
Et Ulysse lui répond : « Interroge-moi sur tout ce qu’il te plaira, cependant ne me demande pas ma naissance et ma patrie : n’augmente pas en mon cœur les souffrances en me forçant à me souvenir de mes maux : j’ai trop de peine ».
Ce projet a d’abord été celui de recueillir des témoignages et de photographier des personnes sur le sujet particulier des appartenances multiples en vue de faire une exposition mêlant, sur un même support, un texte et une photographie. Devant la puissance des paroles reçues, nous avons choisi de faire ce livre, nouvelle démarche, nouveau dispositif.
Être humain, c’est vivre au présent dans une communauté de vie en portant son passé, son ailleurs. Faire le portrait écrit ou photographique d’un sujet, c’est, peut-être, essayer de montrer la pluralité des lieux d’où il vient, d’où il est : double, triple appartenance. « Êtes-vous d’ici ? d’ailleurs ? Quel ici ? Qu’est-ce qui vous fait sentir d’ici ou d’ailleurs ? De quel ailleurs, d’abord, et comment le portez-vous ? »
Les témoignages recueillis sont les reflets du “double exil” dont parle Abdelmalek Sayad : l’émigré-immigré, celui qui vient d’un ailleur, perd quelque chose sans gagner toujours autre chose, du moins dans un premier temps ; ses descendants en gardent les traces, parfois cachées, toujours intimes. Ces textes et ces photographies montrent les traces de nos multiples appartenances.
Les entretiens
Expérience singulière que celle de se placer dans la posture de celui qui va recueillir la parole de l’autre, cet inconnu qui vient, en confiance, sur la simple présentation d’une idée.
La personne, le sujet, se présente à nous avec l’envie de partager quelque chose autour de cette problématique : Ici, Ailleurs, née d’une appartenance multiple et que ce projet remet au centre de ses réflexions. Mais elle, il, sentant intuitivement le potentiel de récit, n’a pas forcément élaboré, préparé, organisé ce qui va être délivré. Comment accueillir, comment recueillir leur parole et pouvoir l’organiser ensuite en récits écrits qui fassent vivre notre projet ?
Un choix s’est rapidement imposé, celui de la forme de l’entretien : à partir d’une trame guidante, laisser les participants s’exprimer librement. Des questions rares et larges et une grande place à l’adaptation autour du fil conducteur pour débusquer, faire dire l’intime de ce sentiment d’appartenance complexe. Plutôt relancer à partir du récit spontané que d’obliger à entrer dans un cadre trop serré.
La première question était toujours la même, identique : « Si l’on vous demandait : “ D’où êtes-vous ? ”, quelle serait votre réponse ? ». Et, là, de suite, s’installe le récit de l’histoire de construction de la personne. Et quelle extraordinaire densité de ces moments d’écoute. Combien sensible fut la confiance avec laquelle chaque participant a livré, a exposé sa vie, grands moments dont nous sortions toujours remués à l’intérieur.
La version initiale de ce projet fut réalisée en partenariat avec la Maison de la Jeunesse et de la Culture de Noisiel (77) qui nous a accueillis dans ses locaux : photographies et entretiens dans deux espaces différents. L’entretien avait lieu après la séance photos. Lorsque nous avons reconduit, quasiment à l’identique, le projet à l’espace André Malraux de Villepinte, nous avons décidé d’intervertir l’ordre temporel : commencer par l’entretien pour ensuite faire place au temps de la photographie. C’était une démarche intuitive qui a produit d’importants effets. Nous en parlons plus loin. Nous avons aussi décidé d’introduire un deuxième écoutant pour les entretiens ce qui a permis une plus grande richesse dans les échanges, et aussi, peut-être, de la part des personnes écoutées, une facilité dans la communication.
Nous avons ainsi fait le tour du passé colonial de la France : Afrique, Asie, Maghreb. Malgré l’implacable dureté de cette période pour les populations assujetties, pas de rancœur, de ressentiment. Le pays dans lequel nous vivons aujourd’hui est façonné par ces apports, par leur richesse exceptionnelle. N’en déplaise à certains qui veulent à tout prix faire exister ce sujet en suscitant toujours plus de réactions hostiles à l’autre, l’étranger, celui qui nous est étrange, notre « Ici » collectif est constitué de l’apport de tous ces Ailleurs.
Que chacune des personnes qui a accepté, en confiance, de participer à notre projet soit ici remerciée avec la chaleur de l’humanité que nous habitons de nos différences.
Les textes
Transposer un discours oral à l’écrit n’est pas simple, les sociologues, les chercheurs de l’humain le savent. Tout d’abord, les entretiens enregistrés furent intégralement retranscrits, long et difficile travail qui posait tout de suite le problème de la forme, de la ponctuation, des paragraphes ?…
Les verbatims étaient ensuite réduits drastiquement à moins de 5% de leur contenu initial. C’est peu, cela tenait au format choisi pour l’exposition qui présentait, sur un même panneau, la photographie et le texte limitant nécessairement la dimension de ce dernier : 2000 signes environ. Un entretien n’est pas linéaire, l’histoire racontée passe par des circonvolutions, des spirales de souvenirs et d’émotions pour pouvoir, enfin, dire quelque chose de fondamental. La personne devait d’abord entrer en confiance avec nous, avant, dans un chemin personnel souvent complexe, de livrer quelque chose de profond, d’intime. Le verbatim était empli de ces scories apparentes qui sont en fait les balises pour suivre un chemin parfois difficile.
Pour ce livre, nous avons choisi de poétiser les textes ce qui nous a amené à les réduire à nouveau pour leur apporter une cursivité dont l’exposition photographique n’avait pas besoin. Ici, les pages s’enchaînent les unes aux autres ; l’exposition permet de construire son chemin de lecture. Pas de ponctuation, une forme libre, seul le rythme donne une respiration.
Les photographies
D’abord le dispositif, identique pour toutes les photographies : un flash de studio dans une boîte à lumière, une volumineuse cage presque hémisphérique. Elle est placée haut, un peu devant et sur le côté de la personne photographiée, plongeant comme si elle voulait éclairer le sol devant elle. La lumière diffuse pourtant, et éclaire le sujet en le frôlant, délicatement, une lumière douce qui forme des ombres douces, qui dessine les formes, les corps, les visages.
En arrière-plan, un fond gris, uniforme, le même pour tout le monde, l’ombre va déborder dessus. Le sujet est debout. Le dispositif est neutre, il ne définit aucun lieu. Légère contre-plongée plan coupé à mi-cuisse, se concentrer sur l’essentiel. Le dispositif est rigoureusement reconduit de photographie en photographie. C’est le plus simple.
Arrive la personne, souvent seule, à de rares fois accompagnée par un enfant. Elle est en revanche venue avec un objet de son ailleurs, un plat, un bijou, des statuettes, des bonbons même ! SP, sans prénom, est venu avec le portrait de son père, il voudrait qu’on ne voit que lui. Deux femmes viendront avec une robe, une autre avec son savoir-faire du drapé délicat. Ce qui frappe lors de la rencontre de ces personnes jamais rencontrées, pour la plupart, est la nervosité, la leur, celle du photographe, et toujours les mêmes paroles : « c’est la première fois, je n’ai pas l’habitude ». On a peu de temps, cinq, dix minutes, rarement plus.
Tout d’abord, placer la personne devant l’appareil et prendre quelques photographies pour rien. Puis lentement, commencer à guider, donner des conseils simples de posture : « faites comme si vous attendiez seul, debout, en vous ennuyant », ou encore, « regardez-moi en vous demandant qui est cette personne qui vous photographie », diriger le regard… Je suis attentif à la jambe d’appui, à la posture de la nuque, droite. Trois plans différents, un par profil et un de face.
L’objet apporté doit s’insérer dans la photographie non comme un indice géographique mais comme une partie de la personne. Il ne doit pas prendre trop de place et c’est difficile quand il y a trois statuettes ou encore le large cadre d’une photographie. Les portraits sous verre posent le problème du reflet spéculaire : « qu’est-ce qui se reflète ? ». Le portrait du père de SP, tellement présent, sera progressivement ramené par des conseils de placement à sa place, à celle d’un objet qui accompagne le sujet même si le symbole est fort. Lentement il sera déplacé sous le bras, incliné au prétexte qu’il faut éviter la réflexion vers l’appareil photographique. SP sera un peu déçu qu’on ne voit pas plus autant son père.
Les douze premières photographies ont été prises avant l’entretien ; rapidité de l’accueil : « Bonjour », quelques mots sur le dispositif qui pouvait impressionner puis rapidement une injonction, la plus douce possible, à donner son image, à se plier au protocole photographique. C’est difficile pour ces personnes, c’est très intrusif, on « prend » une photo alors que nous voulons « faire » un portrait : tisser une relation à l’autre par le truchement d’un « objectif ».
Nous avons inversé l’ordre pour les douze personnes suivantes, à Villepinte : d’abord le récit de soi, l’existence dans le lieu, être présent à l’autre. Le sujet est maître de ce qu’il dit, il choisit ses mots, il existe, se redresse progressivement et surtout, quelqu’un les écoute ! Certains diront que c’était la première fois, beaucoup en sortiront bouleversés, d’autres diront combien cela leur a fait du bien. Ensuite, la photographie, et là, devant l’appareil photographique, se tenaient debout des personnes participant pleinement. La photographie n’était plus prise, elle était faite à deux : quelqu’un venait d’écouter sans jugement, en toute confiance. La confiance, toujours la confiance, faire exister l’autre, l’écouter comme il écoute sa propre vie.
La photographie était alors prise dans l’émotion de l’émergence d’un sujet.
Penser, rêver l’Ici et l’Ailleurs
« L’Ici et l’Ailleurs ».
Ou encore « L’Ici est l’Ailleurs ». Un peu comme « Je est un autre », suivant l’intuition rimbaldienne.
Car l’Ici n’existe pas en tant que tel. C’est du moins ce que semblent nous dire Madeleine, Daniel, Réda, Monique, Magou, Marie-Louise et tous les autres témoins de ce livre.
L’Ici n’a de cesse de se projeter vers des horizons multiples – Ailleurs kaléidoscopiques, aphélies rêvés – qui en retour le nourrissent, le reflètent et le définissent sans jamais le circonscrire ni l’enfermer.
On aurait sans doute tort de penser l’appartenance géographique qui structure l’identité de chacun en termes d’opposition ou de contradiction, fussent-elles plus ou moins dialectiques. Il est possible en effet que les racines dont on fait si grand cas soient des chimères, c’est-à-dire des idées capricieuses et vaguement monstrueuses cherchant à nous assigner de façon définitive à un lieu plutôt qu’à un autre. Or le désir qui dessine les trajectoires de l’être ne supporte pas l’enfermement. Il a soif de mouvements, de sursauts et de ruptures. Il déambule, vagabonde et voyage. Il naît nuage puis se résout en pluie pour ruisseler sur les territoires de l’existence, s’immiscer dans les anfractuosités et autres accidents de terrain que lui oppose le hasard. Il est naturellement partout. Difficile pour lui, dans ces conditions, de s’enraciner où que ce soit. Son règne se déploie sous le signe de l’ubiquité : Ici et Ailleurs, Ailleurs et Ici conjointement, en même temps. Et d’une certaine manière, les frontières qui sillonnent les continents divers d’une vie ne divisent ni ne séparent. Elles figurent bien plutôt des tangentes, des lignes de fuite parfois douloureuses mais toujours pleines d’espoir.
Ainsi la racine peut-elle céder la place, comme chez Deleuze, au rhizome, dont la régularité investit avec légèreté toutes les régions du monde, tous les pays ou arrière-pays de l’inconscient, comme pour mieux rendre compte de la complexité des vies de tout être humain – départs, retours, exils vécus ou reçus en héritage.
Une cartographie nouvelle voit alors le jour, laissant grand ouvert pour chacun le champ des possibles.