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En guise de postface : le murmure des fantômes

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20 ans, 20 années à craindre ce moment qui est arrivé… 12 ans sans la voir, pas un mot ou presque, juste des mots impossibles, des fantômes qui toujours s’interposaient.

Ma sœur est morte, hier, en milieu de journée, dans les bras d’une de ses filles, une de mes nièces.

Nous vivons envahis de fantômes qui nous remuent sans que nous ne puissions lutter contre eux, des cryptes disent parfois les psychanalyses, ces endroits souterrains, obscures et inquiétants. Il faut se pencher pour y entrer, des marches glissantes, dangereuses, on n’y va pas. Souvent, on n’en connaît pas l’existence.

Ma sœur est morte en luttant, toute sa vie, contre les fantômes qui nous envahissaient et nous séparaient, sans raison, sans que nous en prenions conscience. Ce n’était pas nous qui étions en jeu, en Je : c’était l’autre familial, passé, depuis des générations peut-être, fuyant, une manière d’attendre son heure et de continuer à faire mal, une malédiction.

Je suis allé chercher ces fantômes en Algérie, terre de naissance de notre mère, il y a trois mois, je suis allé chercher les traces du désastre familial, et par le hasard d’un frère d’humanité, j’ai trouvé ce que je ne cherchais pas : l’apaisement. J’ai de la chance, j’ai des frères, deux, des frères de sang. Et des frères d’humanité, pas nombreux. Peut-être ne sont-ils d’ailleurs que deux eux-aussi, comme des miroirs de ma vie.

Laon, la ville que je continue d’arpenter, comme une errance, depuis toujours. Je l’ai quittée il y a 46 ans et pourtant je cherche toujours un chemin là-bas. Je me souviens des lieux qui me faisaient peur, des parts sombres, la rampe saint Just. Tiens, là-bas, le cimetière, extraordinaire, bâti à flanc de montagne. Il s’effondre maintenant sur la tombe sans nom d’une enfant mort-née avant ma naissance. Je ne sais pas où tu es enterrée petite fille sans sépulture. Ta mère, notre mère a conservé ton souvenir en elle comme un objet de douleur qui longtemps nous a fait croire que tu étais son excuse. Tu es dans la fosse commune du cimetière, le long d’un mur peut-être, une autre crypte.

Et pourtant, les fantômes de notre mère étaient déjà là, un père indigne qui l’abandonna toute jeune, les laissant avec sa mère et son petit frère dans la plus extrême précarité, la déchirure, la menace d’un abandon à l’assistance publique, une mère, ma grand-mère, qui lutte et qui vous sauve, pauvres parmi les pauvres, à Alger. Camus n’a rien inventé.

Quand ma mère est morte, je suis entrée chez elle, elle me l’avait pourtant interdit. Et j’ai trouvé la lettre d’une tante qui lui annonçait la mort de son père : ma mère a appris le décès de son père par un article de journal ! Et cette tante lui écrivait : « il est temps de fermer le livre ! ». Saloperie de livre qu’on ouvre à la mort des pauvres erres ! Ne pourrait-on pas dire, plutôt : « tout est pardonné ? » Doit-on encore et encore écrire et lire les fantômes qui envahissent ceux qui survivent ? Ma mère ne l’a pas compris : « j’ai souffert, à votre tour » nous a-t-elle laissé. Elle n’a pas refermé le livre et même, elle nous l’a remis, violemment, un désastre familial rare.

Pauvre femme.

J’ai lutté ardemment contre ce livre. Jusqu’il y a quinze jours, entouré de fantômes. Alors j’ai écrit à ma sœur, espérant que ma lettre lui arriverait, j’avais tellement peur : « fermons le livre, je t’aime ma sœur », comme une supplique.

J’ai erré dans les rues de la ville sans savoir ce que je cherchais, j’ai erré dans les rues d’Algérie où j’ai trouvé un apaisement. J’ai photographié des tombes et des croix, souvent, il y en a partout. Je sais maintenant que je voulais perdre mes fantômes : « Entrez dans les vieilles pierres, sous les pierres tombales. Ça sert à ça, les pierres tombales, vous enfermer. Partez, je ne veux plus de vous, je veux aimer ma sœur et mes frères simplement, comme il doit être et pas comme vous le voulez ! »

Elle m’a juste répondu : « Viens ». Apaisement.

J’ai pu la voir, elle n’était pas encore entrée dans le couloir. Elle était assise, vieille femme, dans un fauteuil de douleurs, entourée de ses enfants et de son mari dévoués, tendres, merveilleux. J’ai juste collé ma joue contre la sienne, bouleversé, quelques mots presque silencieux dans le bruit des retrouvailles, l’un pour l’autre, juste nous, nous tenant la main, fort, si fort, 20 ans, c’est long, ça laisse imaginer la force de cette étreinte si belle. Nous avons parlé, nous avons ri, reprenant notre histoire, pas celle des fantômes. Ma petite nièce, sa petite fille, est arrivée ; je ne l’avais jamais vue ; tendresse immédiate, la vie qui reprend son cours normal, qui vide la crypte, qui expulse les fantômes.

Quand je suis revenu deux ou trois jours plus tard, elle était déjà partie. Son mari m’avait dit : « viens, il est tard, c’est presque fini, aujourd’hui ». Elle parlait encore, compulsive, les yeux hagards regardant le court chemin qui lui restait à parcourir, des mots lents qui n’avaient sens que pour elle : « le – mot – in – ter – dit – donc – j’ai – com – pris… » Elle répétait et répétait, insoutenable. Ma petite nièce m’a donné la main dans la chambre obscure et a pleuré dans mes bras. C’est terrible comme les larmes soudent les familles. Et toujours le mot « in – ter – dit », leitmotiv épuisant.

Et puis je me suis retrouvé seul à tenir la main de ma sœur, incapable d’entendre ses phrases hallucinées. Je voyais son autre main bouger, comme battant la mesure : « Veux-tu entendre de la musique ? » Elle sourit, sans me regarder, hagarde : Schubert, la plus belle musique du monde, le délice, l’élégance et le drame, les impromptus, elle en a joué certains, jeune.

Sa réaction fut vive, une merveille, mes joues baignées de larmes, ma gorge serrée, une demi-heure sans parole, où elle s’est tue, fermant parfois ses yeux, bougeant sa main : « tu entends le contre-chant ? C’est mon passage préféré, cette mélodie qui nait du néant, au milieu de tout, du grave, de l’aigu, qui construit un monde ». Elle souriait, nous construisions notre contre-chant.

Une demi-heure, juste une demi-heure tous les deux en nous tenant la main tendrement, une demi-heure pendant laquelle nous avons vécu vingt années de vie. Et j’ai cru qu’elle partait. « Venez, vite, venez, c’est votre place, pas la mienne ! ». Moment d’indicible tendresse, d’indicible douleur, mon neveu qui disait « maman ! ».

Ma sœur a attendu encore quelques jours. Nous avions pu nous dire ce que nous n’avions pu nous dire pendant vingt ans de gâchis. Elle est morte hier, et la tendresse a continué à se répandre.

Ma sœur est morte, j’ai refermé le livre, elle le tenait en main avec moi, tendrement.

 

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