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Le copain de Willy

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« Vous avez un bel appareil photo monsieur ! ». L’homme chenu était assis sur un banc, regardant les joueurs de pétanque sous les sycomores de la place de la mairie à Montreuil. J’avais passé un peu de temps pas loin de lui à regarder la fin d’une mène passionnée : des champions, des championnes ! L’équipe des hommes marqua trois points, et j’ai vu l’une des femmes dépitée se pencher sur les poutres retenant la terre au pied d’un arbre, et déplacer une capsule de bouteille de bière de trois mouvements. Les boulistes avaient gravé, depuis des années, un système de comptage des points astucieux, une série d’encoches le long de laquelle ils déplaçaient des bouchons. Les bergers babyloniens ne faisaient pas autrement !
« Il est un peu ancien, lui répondis-je, mais ce qui est ancien est souvent bien mieux n’est-ce pas ! ». Il a rigolé, m’approuvant, et ajouta : « J’étais copain avec Willy ! ». Les grands photographes me hantent ces derniers temps, quel heureux hasard. Lundi dernier, j’ai croisé et salué Sebastião Salgado. Aujourd’hui, un copain de Willy m’interpelle. Je me suis assis à côté de lui, m’exclamant : « Quelle chance vous avez eu ! Certaines de ses photographies figurent parmi mes préférées ! » “Le mineur silicosé”, de 1951, ou “la péniche aux enfants”. Le mineur, c’est un homme d’apparence vieille regardant le photographe par la fenêtre dans laquelle se reflète le coron, émacié, disparaissant déjà dans l’ombre de la pièce, une cigarette à la main. « Oui, moi j’aime beaucoup celle du petit garçon courant avec une baguette à la main ! » me répondit Joany. C’est une photographie exceptionnelle, joyeuse, la quintessence de l’enfance, et Willy Ronis raconte qu’il l’a mise en scène avec l’autorisation de la mère qui sortait de la boulangerie. Il a fait courir l’enfant trois fois devant lui, trois clichés pour obtenir ce chef d’œuvre suspendu. Et nous avons continué à nous décrire des photographies que nous aimions.
Je me souviens avec émotion d’une séance de travail avec mon copain Jean Duron, l’un des fondateurs du Centre de Musique Baroque de Versailles. Nous venions à nouveau de voir couler nos larmes, travaillant sur une édition de l’œuvre de Nicolas Formé. Je prenais la suite de notre ami commun Jean Lionnet, récemment décédé, mon maître et ami, quelle chance j’avais eue. Rapidement, le téléphone qui n’arrêtait pas de sonner dans le bureau de Jean nous fut insupportable. « Allons au café ! », un refuge où nous pourrions parler, mon manuscrit en main, sans autre document. Et j’ai ressenti pour la première fois peut-être la puissance de la mémoire, nous avons travaillé, nous citant l’un l’autre des œuvres à la mesure près : « Si, lui ai-je dit, on trouve ce cas d’indication “solo” dans les Litanies de Moulinié, mesure 140 et suivantes, et cela confirme ce que je dis ! ». Jean avait approuvé, on était au-delà des mots.
Ces sensations sont rares, précieuses, comme si le compositeur, au-delà des siècles et du temps continuait à nous parler et nous dire des choses qu’il faut juste comprendre et savoir lire. J’étais en colère ce soir de répétition avec le chœur de femmes du centre culturel irlandais. Nous chantions un merveilleux motet de Lully, je n’arrivais pas à obtenir ce que je voulais. J’étais vraiment en colère, mais il ne fallait pas que je le montre : elles ne réussissent pas ? quelle est mon erreur ? J’avais la sensation que le compositeur, dont j’avais transcrit la musique note à note, des heures et des heures, me disait quelque chose que je n’arrivais pas à retranscrire. « Chantez… avec le souvenir de la voix de votre mère quand elle vous chantait des berceuses pour vous endormir, enfant… ». Le moment fut exceptionnelle, une page immense que j’entendais enfin, merveilleuse, au-delà de la technique vocale, simple, belle, à pleurer de bonheur.
« Copain, c’est pas un ami, c’est autre chose » me précisa Joany le chenu après que je lui ai dit que j’aimais ce mot que mon père utilisait. Naïm nous rejoint, mon petit bonhomme avec qui j’avais passé la journée. Il nous donna des pierres, de petits cailloux qu’il avait soigneusement triés en regardant les boulistes. Joany le chenu refusa d’abord, mais se laissa convaincre par l’enfant. Naïm sortit ensuite un gloss de sa poche, une crème pour les lèvres à l’odeur de Cookies, quelque chose qui m’écœure et dont il rit. Il en aime l’odeur trop sucrée écœurante pourtant. Nous venions de manger une glace tous les deux. La serveuse lui avait dit qu’elle allait lui en donner une très grosse, car il était particulièrement gentil ! Naïm avait été ravi, lui avait fait une bise, et j’avais fini sa glace trop volumineuse !
Naïm proposa au copain de Willy de sentir son gloss : « Oh, tu sais, moi, je ne sens plus rien ! ». Naïm resta interdit : « Pourquoi ? ». Joany répondit qu’il avait eu un accident, et qu’il avait perdu son odorat. Naïm se tut, perplexe, et je vis le petit bonhomme réfléchir, retenir un moment de vie qu’il ne comprenait pas, le mettre de côté pour plus tard. Quelque chose se passait, assurément, de l’ordre de la relation humaine. « Quel accident ? » demanda-t-il quelques instants plus tard. Joany resta discret, répondit évasivement.
Lorsque nous nous sommes éloignés, la question taraudait toujours Naïm. « Quel accident Papi ? ». J’expliquais à mon petit bonhomme que certaines questions réveillent parfois des douleurs, et que Joany n’avait pas voulu nous donner d’explication, qu’il fallait le respecter : « Ah oui ? ».
J’ai salué Joany en partant, il m’avait dit qu’il avait adoré son métier, ébéniste. Un bouliste vint me voir pour me dire qu’il ne voulait pas être photographié. Je ne l’avais pas fait. En revanche, écoutant le copain de Willy, deux autres, un homme, une femme, étaient inscrits dans mon appareil photographique.
Plus tard, dans la soirée, alors que j’étais parti, un voisin offrit à mon petit bonhomme de lui acheter une friandise. Naïm accepta, et sortit son gloss qu’il lui offrit à son tour. Qu’est-ce qu’il lui avait donné là ? que représentait le gloss qui déplaisait tant à son papi et qui avait révélé une blessure chez un vieil homme ? La peur de faire du mal ?

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