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La murmuration des enfants

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Dar Chioukh, petite ville d’Algérie, au cœur de la wilaya de Djelfa, à 350 kilomètres au sud d’Alger. C’est là que j’ai passé une dizaine de jours, mon premier voyage en Algérie à la recherche des murmures de mes fantômes familiaux. Je me suis promené dans une errance salvatrice, lentement, mon appareil photographique en bandoulière, regardant la lumière, les gens vivre ou ne pas vivre, les ombres, le sable et le vent omniprésents au début d’un printemps un peu froid. J’étais évidemment le seul occidental à me promener dans ces rues que Kader m’avait fait découvrir quelques jours plus tôt, surpris de mon intérêt : « Il n’y a rien à voir ! » semblait-il penser. Si, les gens, la vie que je devais tenter d’imaginer derrière les longs murs à peine percés de fenêtres protégées par des grilles depuis la décennie tragique, la décennie noire, celles des massacres et des malheurs, des personnes qui bougent dans la souffrance d’un pays pas apaisé.

Mon passage dans les rues suscitait la curiosité, un homme grand curieusement habillé pour la région, pas de Kachabia, ce vêtement d’hivers qui protège du vent et du froid, qui « cache » les habits et met tout le monde au même niveau. Une casquette, pas un turban ou une ample capuche, et surtout, cet appareil photographique fascinant qui attirait l’œil.

Souvent, j’étais suivi d’une cohorte d’enfants, cinq, dix, quinze parfois, que je ne cherchais pas à faire fuir. Parfois, un adulte intervenait vainement et tentait de faire fuir la marmaille qui, telle un vol d’oiseaux qui ne migrent pas encore, s’éparpillait d’abord pour se reformer ensuite quelques mètres plus loin dans une murmuration joyeuse. Salgado, évidemment, trottait dans ma tête :

« […] À moins d’être gravement malades, [les enfants] semblent toujours déborder de vitalité, même dans les pires circonstances. Tous les photographes ayant travaillé parmi des réfugiés ou des immigrants urbains ont pu en faire l’expérience. Les enfants sont partout, en général plus visibles que les adultes. À peine ont-ils vu un appareil photo qu’ils deviennent tout existés, se mettent à rire, à faire de grands gestes, se poussent les uns les autres en espérant être photographiés. Parfois, leur véritable joie de vivre empêche de saisir ce qui leur arrive. Comment le sourire d’un enfant peut-il témoigner d’un profond malheur ?

[…] Comme toujours, où que j’aille, j’étais entouré d’enfants. »

Ici, bien évidemment, pas de malheur, la vie d’un pays pauvre et attachant, des enfants qui vivaient pleinement la surprise de la rencontre et l’excitation de l’appareil photo. Souvent j’entendais les mots « Facebook » ou encore « TikTok », déjà présents dans leur esprit.

Il était presque midi. Je quittais le centre du bourg pour rentrer dans la ferme de mon ami. Certains enfants, les filles, avaient renoncé à me suivre. Un groupe d’irréductibles me suivait encore quand j’arrivais à l’endroit de l’eau, des réservoirs au-dessus de l’oued à sec où venaient se ravitailler des tracteurs tirant des citernes hors d’âge.

Un groupe d’hommes se reposaient. Ils me saluèrent sympathiquement, et acceptèrent que je les prenne en photographie. Un ou deux autres arrivèrent en courant. On n’a pas le temps dans ces occasions, il faut agir vite : mesure de lumière, ils seront face au soleil, tant pis, je ne les fais pas se déplacer, il ne faut quand même pas exagérer.

Les enfants en avaient profité pour s’approcher, joyeux, et je sentais leur envie grandissante de participer à la fête. Tout le monde parlait, je riais aussi. Salgado toujours : « “Je vais m’asseoir ici. Ceux qui veulent être pris en photo n’ont qu’à se mettre en rang et je les photographierai. Ensuite, vous irez jouer ailleurs.” ».

Le stratagème fonctionna au-delà de mes espérances ; « Mettez-vous ici, à l’ombre de la haie de bambou ». La grappe d’enfants se précipita, j’essayais tant bien que mal d’organiser une ligne. Les hommes, comprenant mon intention, se levèrent pour mettre de l’ordre dans la scène, avec un peu moins de douceur ! un rang d’oignons parfait fut rapidement formé. Les photographies s’enchainèrent, onze garçons puis une photographie de groupe, rapide. Ils prenaient des postures que je connaissais bien, celles que mes élèves, quelques mois plus tôt, auraient prises devant le photographe scolaire, un geste de la main, deux doigts tendus vers le bas… une internationale des gestes enfantins qui ne laisse pas de me surprendre.

La scène dura quelques minutes, je me relevais enfin, saluant tout le monde avec un grand sourire, montrant les photographies au dos de mon appareil à la théorie d’enfants joyeux sautillant autour de moi. Un grand éclat de rire se fit entendre dans mon dos. Abdallah, qui rentrait en voiture, s’était arrêté, et avait filmé et photographié le moment avec son téléphone, heureux, assurément, de ce qu’il voyait.

Abdallah, avec qui j’ai planté un arbre, le lendemain.

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