Montreuil, le 25 juin.
Lydie Turco présente son documentaire, le docteur et la femme médecine. Une occasion pour la rencontrer, quand les réseaux sociaux jouent le rôle qu’ils devraient jouer, permettre la rencontre et la discussion.
Montreuil, j’y vais une ou deux fois par semaine, souvent. C’est la ville où habite mon petit fils Naïm avec qui j’ai noué une si belle relation d’affection, de tendresse et d’amour. J’aime ces moments que nous passons tous les deux après que j’ai été le chercher à l’école. Nous avons établi un rituel : un goûter – en ce moment une glace chez Martinez, glacier sur la place de la mairie depuis bientôt un siècle ! –, s’il fait beau jeux sur la petite aire devant la mairie, à l’ombre, où beaucoup d’enfants se donnent rendez-vous.
Aujourd’hui, je suis venu tôt, je voulais en profiter pour aller à Paris m’acheter un pinceau sans partie métallique, une histoire de réaction avec le Nitrate d’argent que j’utilise maintenant lorsque je tire mes photographies. Je suis malheureusement arrivé trop tard pour cela, je me contenterai de me promener dans les rue avec mon appareil photographique en bandoulière. J’ai mis un objectif que j’adore, un Zeiss, mais je n’ai que cela, avec une focale de 18 mm. 18mm, c’est un grand angle. Il permet de faire des plans très larges, allonge l’image, fait fuir les perspectives, donne de la largeur et de la profondeur… pas très simple à utiliser. On peut facilement produire des images dans lesquelles on ne voit rien, ou provoquer, par le jeu des fuyantes, des déformations grotesques du sujet photographié.
Je suis toujours surpris quand je me promène dans les rues de Montreuil. C’est une ville qui apparaît d’abord très politisée : collages féministes nombreux, collages antifascistes, antiracistes, tags… Mais ce qui m’a toujours beaucoup surpris, c’est la belle mixité, les origines diverses et variées, toute la belle gamme des couleurs de peau, des habits, une ville univers, l’image de ma propre famille.
Et surtout, le sentiment de sécurité et de soin. Je me promène avec mon petit bonhomme depuis deux ans passés maintenant dans ces rues. Souvent, nous prenons le bus 121, place de la mairie, juste à côté de la maison de la sorcière ! Une maison à l’abandon, manifestement squattée, murée, et qui nous a permis d’imaginer la sorcière cachée qui y prépare des sorts dans de grands chaudrons. Mais attention, c’est une sorcière gentille, la sorcière du bus 121, Naïm préfère qu’elle le soit, pas la peine de rendre ses nuits compliquées, on passe devant ! Souvent, très souvent, quelqu’un se lève quand je monte dans le bus, on me laisse la place qu’il m’arrive souvent, sauf si je suis chargé, de refuser ! Je ne vais rester que quelques minutes dans le bus, un arrêt, celui qui me permet de ne pas grimper la colline escarpée qui nous amène, Naïm et moi, vers les murs à pêches. Je crois que je fais maintenant partie des Chibanis, un terme qui désigne normalement des anciens travailleurs immigrés généralement maghrébins ou d’Afrique subsaharienne. D’ailleurs, trois jeunes gens m’ont dit un jour récent qu’ils m’avaient demandé une photographie que j’avais des traits maghrébins !
« Attention, monsieur, il y a un trou ! » m’avait dit un autre adolescent, me prévenant d’un danger vers lequel je me dirigeais avec mon petit Naïm.
Je m’agenouille, comme souvent, pour prendre une photographie d’un arbre de plastique avec l’inscription « grand angle » sur le mur à côté. Ça tombe bien. Deux femmes passent avant que je ne déclenche, me voient surprises : « Un homme à vos genoux ! vous vous rendez compte ? ». Nous rions de bon cœur, quelques secondes. C’est agréable.
J’aime aussi cette place sur laquelle se déroulent de sérieuses et joyeuses parties de pétanques mêlant hommes, femmes, de toutes origines. La pétanque comme culture commune, formidable idée. Hier, nous avons voulu regardé une partie, mais les joueurs étaient en train de boire un coup, une bière ou je ne sais quoi. Un jeune homme assis nous en a averti : « Ils vont revenir, mais pas maintenant ».
Lydie va présenter son documentaire dans un cinéma formidable, le Melies, le plus grand cinéma d’arts et d’essais d’Europe si je ne me trompe pas. Mais j’ai le temps. Rue du Capitaine Dreyfus, dont la biographie est présente en plusieurs endroits, sa judéité écrite, jamais dégradée, une rue populaire dans laquelle figure le Babylone, le café dans lequel je me réfugie avant d’aller chercher mon petit bonhomme. Le 18mm permet de belles choses, englober des détails du contexte en photographiant des gens. Le hasard parfois, cette main étonnante dans le dos d’un promeneur, ce hasard des affiches antiracistes et des « tatas flingueuses », la terrasse sur laquelle j’aime boire un café…
Le Melies : Lydie, c’est une rencontre Facebook, mais on sait bien que FB est à l’amitié ce que le Monopoly est à la propriété foncière ! Là, on va se rencontrer, il y a de la sympathie, du respect pour nos travaux réciproques… et beaucoup d’humour. « Le docteur et la femme médecine ». En fait, je ne sais pas trop de quoi ça va parler. Les quelques mots d’introduction ne m’en disent pas plus, le documentaire commence, c’est beau, c’est juste lent comme il faut, le temps de pouvoir regarder, écouter, s’imprégner des voix, comprendre qu’on parle d’addictologie, qu’un voyage se prépare chez les amérindiens d’Amérique du nord, jusqu’à la surprise : il s’agit de réparer les gens, d’esprits, de rapport à la terre-mère, de tente de sudation… tout cela me ramène à mon copain Robin, un luthier américain un peu plus âgé que moi, un des hommes les plus gentils que je connais. Robin est métis. Il a fait la guerre du Vietnam, autre temps. Il en est revenu brisé, en charpie, terrorisé. Il a pu me le raconter vingt ans après et plus, m’en parler un jour que nous évoquions nos pères qui ont débarqué en France en 1944. Le sien, c’était Omaha Beach, le mien, c’était le sud de la France. Et il m’a raconté la jungle, épaisse, terrifiante, les morts, les cadavres, les jeunes hommes qui disparaissent entièrement ou en partie dans une explosion funeste : « il était juste à côté de moi, après l’explosion, il ne restait que le bas de son corps, au dessus de la ceinture, encore debout ; du reste, rien, il avait disparu ». Robin est rentré comme beaucoup de ces jeunes hommes incapables de reprendre leur vie normale, épouvantés par le moindre bruit. « Ma tribu m’a fait revivre, et même renaître ». Les chamans l’ont mis dans une tente, telle celle qui sera décrite par Lydie à la suite de la projection. Au milieu, un grand trou avec des pierres incandescentes sur lesquelles des liquides étaient versés. Tout cela a duré des mois, il est resté prostré, cloitré, protégé par les siens qui s’occupaient de lui, qui lui faisaient reprendre doucement conscience de son corps et de sa complétude, lui qui en avait vu tant de démembrés. Robin est revenu à la vie, il est devenu danseur ! Un danseur professionnel qui a dansé avec les meilleurs troupes d’Europe jusqu’au jour où, voyant la fin de sa carrière arriver, il s’est mis à la lutherie : fabriquer, toujours, d’abord son corps, ensuite des instruments, violons, violes, violoncelles : il m’a fabriqué un Liron, merveilleux instrument à douze cordes.
Nous nous sommes perdus de vue, Robin et moi, le fruit de l’éloignement, juste cela, pas de fâcherie, la vie quoi. La femme médecine interpelle Alexandre le docteur, merveilleux de présence et d’empathie. Car c’est certainement cela dont il est question, par la psychiatrie humaine ou par le chamanisme telle que Chayenne, la femme médecine, le pratique : l’altérité, l’autre comme partenaire valable. Elle semble dire à ses patients, il semble dire à quiconque s’adresse à lui : « tu es là, et tu es, maintenant, la personne la plus importante du monde à mes yeux qui te regardent maintenant ».
Voilà, à la fin, nous avons pu parler, j’ai raconté l’histoire de Robin, qui interroge notre rationalité si on ne prend pas en compte la simple expression de l’autre. Alexandre le docteur, Lydie, nous ont répondu avec application, toutes les questions étaient importantes. Pendant ces deux heures… mais d’ailleurs, combien de temps est-ce que cela a duré ?
Le temps semble être suspendu dans la tente de sudation nous ont-ils dit tous les deux.
Là aussi, le plaisir de penser, le plaisir de l’autre comme interlocuteur valable, sans condition, juste être présent à lui.